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Photographie
100 Depressed Days
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100 Depressed Days est un projet alliant la photographie (particulièrement le selfie) et le blogue (WordPress). Créé en 2014 par Maria Yagoda, le concept est relativement simple : un selfie par jour, accompagné d’une phrase, pour documenter la vie normale, pendant cent jours, d’une personne vivant avec un trouble dépressif. Si initialement le projet s’appuyait sur le vécu personnel de Maria, rapidement, des commentaires et des réactions de followers ont été inclus au blogue, permettant une conversation et du soutien entre les personnes souffrant de dépression. Loin de s’arrêter uniquement à un groupe de soutien virtuel, le projet, dès le départ, est créé pour sensibiliser la population à la réalité de la dépression. La blogeuse a débuté son projet parce qu’elle

was even sicker of explaining [her] illness to those who think depression equals sadness, when that's only part of the equation. A depressed person does not have to be perpetually moping, crying, or breaking down to be a legitimate depressed person. (Yagoda, 2014)

L’objectif est à la fois personnel et collectif. Du côté personnel, Yagoda souhaitait exprimer son état d’esprit et mieux comprendre sa dépression pour apprendre à vivre avec elle. Du côté collectif, elle voulait sensibiliser la population aux multiples visages que peut prendre la maladie mentale. Projet à la fois de documentation et de témoignage, 100 Depressed Days rend visible le quotidien de la blogueuse. L’utilisation du selfie n’est pas un choix anodin. En effet, ce type d’image «demands we present the sparkliest facade of our daily lives» (Yagoda, 2014). Pourtant, dans ce projet, il est utilisé pour montrer la réalité –et non pas une façade– qui inclut le beau (il est possible d’être en dépression et d’être bien mis), mais surtout, le moins beau. De plus, chaque selfie est accompagné d’une phrase qui permet de mettre en contexte le moment où la photo est prise. Les phrases peuvent être sérieuses («Day 95: I’m very proud of this half-genuine smile. It took a lot out of me») ou plus humoristiques («Day 86: Loungewear. The most wonderful category of clothes, designed specifically for me and women like me: ladies who lounge. Because if the sun is down, there is no godly reason to be wearing anything with a waistband»), mais dans les deux cas, elles permettent d’accéder à l’état d’esprit de la blogueuse et de mieux comprendre le selfie. L’observateur peut créer une adéquation entre la phrase et la photo, ce qui lui permet de mieux comprendre la blogueuse. Maria Yagoda laisse entrer le spectateur dans son intimité, celle qui touche sa santé mentale, et dans son quotidien comme le montrent les lieux où sont prises les photos (autobus, chambre, voisinage, etc.).

Relation au projet: 

Deux types de tentatives d’épuisement sont présentes dans 100 Depressed Days. D’abord, nous retrouvons une tentative d’épuisement du corps. Le selfie est une pratique photographique qui prend naissance dans le corps même du sujet puisqu’elle l’ancre dans la photographie comme un acteur qui donne une performance. Cette implication du corps est visible par la présence (insinuée ou réelle) du bras du photographe-sujet qui montre le moment exact de la prise de la photo, encourageant la relation entre le sujet et les observateurs. Le bras invite l’observateur dans le cadre de la photo tout en le maintenant à distance, il y a un rapprochement entre celui qui regarde et celui qui se fait regarder, mais ce rapprochement est contrôlé par le sujet. De plus, le visage est mis de l’avant dans les clichés, il y a donc la présence du regard qui est importante. C’est en cherchant le regard de l’autre et en l’invitant à réagir que le selfie met les gens en relation. Le regard du sujet-photographe est une invitation à poursuivre, pour l’observateur, la communication enclenchée par le selfie.

Dans le projet de Yagoda, le selfie devient un outil permettant la communication, voire un embrayeur de conversation (Iribarnegaray, 2015). Yagoda utilise l’impression d’authenticité que l’on accorde au selfie pour mettre les gens en confiance et les inciter à partager leur réalité sur son blogue. Par conséquent, il ne s’agit pas d’un étalement du corps pour montrer le glamour ou le sensationnel; on ne peut pas rapprocher un projet comme 100 Depressed Days d’une pratique narcissique, égocentrique et vaniteuse. Il s’agit davantage d’un acte de revendication et de dénonciation d’un tabou (Gonsalves, 2016; Merlo 2017) qui possède le pouvoir de faire passer à l’action les observateurs (Bredekamp, 2015).

100 Depressed Days présente cent photos du corps et du visage de Maria Yagoda ce qui montre une exhaustivité dans le besoin de documenter et de témoigner. En effet, la blogueuse souhaite témoigner de son état. Cet objectif s’accompagne toutefois d’une autoréflexivité puisqu’elle souhaite trouver une façon de mieux vivre avec son état de santé mentale. C’est pourquoi nous pouvons aussi parler d’une envie de documenter son vécu. Les selfies utilisés par Maria Yagoda, la mettent en scène dans son quotidien. Elle crée son identité en fonction de ce qu’elle montre, il s’agit d’une pratique extimiste. La monstration de son identité intime dans la sphère publique virtuelle s’accompagne d’un désir d’être validée, comprise et écoutée par les autres, ce qui la place dans une situation de vulnérabilité. La blogueuse, nous l’avons nommé, utilise le selfie pour sensibiliser. Ce choix lui permet de mettre son corps en scène, de se le réapproprier et d’avoir un impact sur les observateurs. Plutôt que de voir uniquement un corps malade (fatigue, cernes, perte de poids importante, etc.), représentation que l’on associe à la dépression, on observe une jeune femme qui semble, sur plusieurs clichés, être heureuse et donc, dans l’imaginaire populaire, être saine d’esprit. La représentation de ce qui est qualifié comme malade ou comme sain passe souvent par l’allure physique d’une personne. Dans un projet tel que 100 Depressed Days, Yagoda renverse l’utilisation normale du selfie (montrer le spectaculaire) pour briser les stéréotypes autour de l’apparence et de la santé mentale, ce qui contribue, par le fait même, à légitimer cette nouvelle forme de portrait.

En tentant d’épuiser le corps, c’est également son identité et le trouble dépressif que Yagoda tente d’épuiser. À travers cent représentations d’elle-même, elle cherche à montrer toutes les facettes de la santé mentale. Évidemment, cette tentative est complètement impossible, puisque ce que nous apprend le projet, c’est qu’il y a autant de facettes à la maladie mentale que de jours dans une année ou d’individus vivant avec elle. D’ailleurs, la fin du projet montre que rien n’est fini et que les cent égoportraits ne sont qu’un infime échantillon de la réalité :

Well, I survived another 100 days of depression. I suppose the end of this project was always destined to be anti-climactic. Maybe that’s the point: 100 days of depression will continue to come and go, unceremoniously, for years and years and years and years. On a personal level, this is a triumph, the fact that I’ve set aside time 100 DAYS IN A ROW to stop and recognize and celebrate (celebrating as evidenced in the balloons on today’s selfies) my strength in the face of overwhelming gloom. Because depression is hard. It hurts. It stings. It robs me. And after each and every single day of depression, depression says to me, callously, «Same time, same place tomorrow?» (Yagoda, 2014)

À une plus petite échelle, le projet est également une tentative d’épuisement du dispositif de captation. En effet sa présence au cœur de l’image instaure un nouveau rapport à la photographie; le sujet met en scène sa propre création. Le spectateur assiste au moment où le photographe devient sujet de l’image à travers ce bras ou le dispositif visible qui le ramène au moment où la photo est prise. Ainsi, le fait de prendre un selfie fait de l’individu un photographe amateur et il devient le sujet de l’image. Il n’y a plus de frontières entre les deux rôles puisqu’ils sont joués par la même personne. Ainsi, en parcourant le blogue, on assiste à cent moments où un individu est devenu le sujet d’une œuvre, à cent moments où le dispositif a permis cette création. Les prises de vue et les endroits varient, mais toujours, on voit la genèse de l’image. Il est impossible de véritablement partager le hic and nunc du sujet puisque l’observateur sera toujours amené dans le présent de la captation.

Exploration

En 2013, l’Oxford English Dictionary intègre le terme «selfie» à son répertoire et le sacre mot de l’année, signe de l’expansion de cette pratique photographique et de la grande circulatio

Brunet-Bélanger, Marie-Ève