Claire l’hiver relate une saison dans la vie d’une jeune photographe (Claire, interprétée par Sophie Bédard Marcotte) qui subit un passage à vide à la suite de quelques échecs personnels (la fin d’une relation amoureuse, une demande de bourse refusée, un déménagement imprévu). En pleine crise existentielle et en recherche d’inspiration, la jeune femme subit la pression de deux sources supplémentaires: la première imaginaire (une sonde-cargo menaçant de s’écraser sur la terre) et la seconde réelle (la santé de sa mère). Le tout est traité avec humour, sensibilité et intelligence.
Prenant appuis sur le quotidien et le banal, l’œuvre questionne des thèmes universels: l’amitié, la sexualité, l’inspiration, l’art, la dépression, les craintes métaphysiques, etc. C’est en grande partie grâce au travail de montage que ce foisonnement discursif est possible, et ce, malgré une fausse apparence de simplicité et de légèreté. En guise d’exemple, au-travers de plans d’aménagement du logement (vers [37:03]), une coupure [37:40] est faite et introduit un gros plan d’une étagère de bois sur laquelle ont été fixés des parasols à cocktail, certains intacts d’autres brisés, puis, un plan d’ensemble [37:44] montre la pièce dans laquelle se trouve l’étagère et le chat de Claire jouant avec une boule de gommette bleue. Enfin, une nouvelle coupure survient [37:55] montrant en gros plan un piédestal (colonne grecque), devant un mur blanc, sur lequel ont été collés les parasols dans un nouvel agencement. Cette série de plans, malgré sa banalité superficielle, construit par analogie une artialisation du quotidien et du banal. En effet, l’analogie prend effet par la séquentialisation des plans faisant passer un acte usuel, à un acte artistique dans un contexte banal, à un acte artistique dans un contexte artistique. Ce procédé est récurrent et permet un basculement efficace entre récit et discours. De surcroît, ce montage permet une forme de mise en abyme du travail de photographe (Claire fait de la photographie) qui, dans la mouvance du réel, capte un moment pour en souligner quelques caractéristiques. Enfin, cette stratégie met en évidence la nature réflexive de l’œuvre de Bédard Marcotte.
La tentative d’épuisement que suggère ce film se situe, elle aussi, dans le rapport au quotidien. Plus précisément, il s’agit de l’épuisement de la représentation du rythme de vie dépressif de la protagoniste dont il est question. La formule peut sembler amphigourique toutefois, l’œuvre ne traite pas directement de la dépression, mais plutôt de l’apathie comme le suggère l’article de Jérôme Delgado: «Claire l’hiver: traverser l’apathie» (Delgado, 2018). Il faut bien se ranger derrière cette suggestion lorsque le travail formel et esthétique de l’œuvre est analysé puisque Bédard Marcotte traite l’image avec une certaine distance. Cette mise à distance s’identifie dans nombre d’autres aspects du long-métrage: aucune narration donnant accès à l’intériorité des personnages, peu de gros plans sur le visage (les yeux) de la protagoniste (suggérant traditionnellement l’accès à l’intériorité), de longs passages de silence, plusieurs séquences durant lesquelles ne sont audibles que les bruits ambiants, le très peu d’émois de Claire, les répliques monosyllabiques de celle-ci, l’utilisation de longues profondeurs de champ lors de moments d’intimité et leur opposé, c’est-à-dire la recours à une profondeur de champ pour des conversations banales ou des moments de silence entre deux personnages, etc. Or, c’est en particulier dans le travail de l’image que cette apathie s’observe le mieux.
En effet, la réalisatrice a fréquemment recours à un travail de l’image s’apparentant à la peinture ou à la photographie. C’est-à-dire qu’elle favorise des plans fixes extrêmement méticuleux où chaque élément participe à l’unité de composition. Il est d’autant plus intéressant que ces plans ne sont pas des arrêts sur image, mais bien une séquence filmée durant laquelle rien ne bouge. Ainsi, dans un accord fond-forme Bédard Marcotte reconduit habilement l’apathie, puisque cet état donne cette impression: un étirement du temps sans variation sensible. Il faut ajouter à cette longue liste de dispositifs formels reconduisant l’apathie les subtils bris du pacte narratif (par des regards directs à la caméra) repoussant le spectateur en dehors de la fiction. De cette manière, l’engagement émotif du spectateur est rompu, ou du moins, remis en question ce qui rappelle à nouveau cette mise à distance émotive qu’est l’apathie.
Ainsi, cette tentative d’épuisement du quotidien, c’est-à-dire l’expérience de l’apathie au quotidien, passe efficacement par ces nombreux procédés, mais aussi grâce à la sensibilité de Sophie Bédard Marcotte transparaissant dans l’œuvre.
Extraits d'articles:
«Bricolage sonore et visuel dans lequel s’entremêlent images animées, prises de vues réelles, ralentis, écrans noirs, caméra subjective et longs plans séquences, Claire l’hiver relate avec poésie et humour la période difficile que vit une jeune photographe, prise entre séparation et incertitudes sur l’avenir… et crainte de recevoir un engin spatial sur la tête.» (Ramond, 24 mars 2018, para. 2)
«À la manière du Robert Morin de Yes sir ! Madame…, Sophie Bédard Marcotte fait de la caméra un personnage. L’outil sert de confident, tout comme il est pris à témoin, souvent en complice des personnages filmés — et pas seulement de la Claire du titre.
L’approche intimiste est de nature féministe. Si Claire s’inspire de la photographe Francesca Woodman, Bédard Marcotte, elle, s’offre en disciple de Chantal Akerman, dans sa manière de se filmer de dos, de filmer à travers les fenêtres. À moins que cette scène de déneigement soit un clin d’oeil à Micheline Lanctôt, sa mentore, et à son récent Autrui. » (Delgado, 30 mars 2018, para. 7-8)
«Un des moments de cinéma les plus jouissifs de l’année se retrouve au début du film : la séquence d’animation de Joël Morin-Ben Abdallah, délicieusement décalée avec ses bicyclettes volantes et ses chevauchées d’animaux marins, nous plonge en plein cœur de l’imaginaire de la protagoniste. Toutefois, l’interruption précipitée de la séquence — au milieu d’une ligne mélodique de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak — est une éjection en dehors de cet imaginaire et dans le réel anxiogène, autant pour Claire que pour le public. Avec Bédard Marcotte, on ne peut pas s’évader du monde, même au cinéma.» (Bouchard-Cholette, 2018, para. 3)