L’oubli n’est pas un accident ou un revers de la mémoire dans Cristallisation secrète, le roman de Yoko Ogawa, traduit chez Actes sud en 2009. Il n’est plus une modalité de connaissance, un rapport imaginatif au monde, il est devenu un dispositif au sens de Michel Foucault, pour qui un tel dispositif « est toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent, mais, tout autant, le conditionnent. C’est ça le dispositif : des stratégies de rapports de force supportant des types de savoir, et supportés par eux. » (Foucault, 1994, p. 299 sq.)
Le roman d’Ogawa est à mi-chemin entre un récit de Franz Kafka, par son impénétrabilité, le caractère occulte et arbitraire des décisions qui sont prises par le gouvernement de l’île, l’impuissance de l’héroïne à comprendre ce dans quoi elle se trouve et ce qu’elle peut faire pour s’en sortir, son aliénation de plus en plus grande, ses forces défaillantes, à mi-chemin donc entre un récit de Kafka, radicalisé à la manière de Georges Orwell dans 1984, et le roman de Paul Auster, In the Country of Last Things, dont le titre désigne bel et bien le phénomène d’épuisement du monde au cœur de Cristallisation secrète. Comme dans le roman d’Auster, les choses sur l’île disparaissent les unes après les autres. On est bel et bien dans une littérature de l’épuisement, et on pourrait ajouter une littérature de l’asphyxie. Mais à la différence du pays d’Anna Blume, les choses qui disparaissent le font non pas à la suite d’un épuisement des stocks, dans une société qui n’a plus aucune capacité de fabrication de biens et qui vit de ses restes, mais à la suite de confiscations. Les parfums, les objets de luxe, les denrées spécialisées, puis, graduellement les denrées usuelles, les photographies, les romans, les aliments, voire même les parties du corps sont confisquées. Tout disparaît à la suite de saisies. Le processus n’est pas naturel, mais le résultat d’une intervention gouvernementale et des agissements de sa police secrète.
Il s’agit d’une politique, d’une véritable politique de l’oubli. Car la disparition des choses a pour but leur oubli. C’est une façon d’asphyxier une population à qui on enlève tout, jusqu’à l’usage de leurs membres. Cet oubli est délibéré, c’est une politique systématique qui touche tout et qui procède par élimination.
L’oubli comme système
Étonnamment, la population qui est d’une grande servilité accepte les disparitions qui ont été édictées par le gouvernement et sa police secrète et consent à les entériner, à les compléter, suivant les consignes sans rechigner. Une fois déclarée, la disparition est respectée. Et c’est l’oubli qui impose son ordre.
Quand il se produit une disparition, pendant un certain temps, l’île s’agite. Les gens se regroupent ici ou là dans les rues pour parler des souvenirs relatifs à l’objet perdu. On regrette, on s’attriste, on se console l’un l’autre. Lorsqu’il s’agit de choses qui ont une forme, on se rassemble pour les brûler, les enterrer ou les laisser dériver au gré du courant. Mais cette petite agitation ne dure guère plus de deux ou trois jours. Chacun retrouve bientôt sa vie quotidienne telle qu’elle était avant. On n’arrive même plus à se souvenir de ce qu’on a perdu. (2009, p. 10)
Le processus d’élimination est systématique. Si les oiseaux doivent disparaître, toute trace des oiseaux disparaîtra. Pas seulement les oiseaux eux-mêmes, qui seront tués et chassés, mais les livres sur les oiseaux, les dessins d’oiseaux, les photos d’oiseaux, les mentions d’oiseaux dans les journaux et des cahiers, les sections aviaires des jardins zoologiques. Tout sera effacé ou détruit. Les oiseaux peuvent ainsi tomber dans l’oubli, ce qu’ils font assurément. Comme le dit la narratrice, « les gens sont capables d’oublier facilement toutes sortes de choses. C’est comme si l’île ne pouvait flotter que sur une mer totalement vide. » (2009, p. 17)
Une fois les oiseaux disparus, leurs noms eux-mêmes en viennent à s’effacer. Ils tombent en désuétude. Les photographies en sont un bel exemple. Quand on parle à la narratrice de photographies, elle est dans un premier temps surprise. « Je ne compris pas aussitôt. Mais à force de me répéter intérieurement le mot, j’ai pu me rappeler vaguement l’existence passée de cette chose appelée photographie : un morceau de papier glacé reproduisant à l’identique une silhouette humaine. » (2009, p. 154) Les conséquences de la disparition des choses sont les mêmes dans Cristallisation secrète que dans In the Country of last Things, ce qui fait de ses deux romans des versions étonnamment proches d’un même imaginaire de la fin qui procède par effacement des mots et des choses.
Dans le roman d’Ogawa, la police secrète, à la manière d’un régime totalitaire, détient un contrôle sans faille sur la population. Et son projet est qu’elle soit atteinte de l’oubli le plus complet possible. Elle souhaite obtenir, du moins on ne peut que le présumer, la population la plus lisse possible, une pure présence sans souvenirs ni désirs, sans passé ni avenir, des sujets asservis et réduits à n’être plus que des consciences minimales, douées de sensation, oui, mais sans aucune capacité de recul ou d’analyse.
Il est inévitable dans ce contexte que surgissent des poches de résistance, que des insulaires se rebellent et tentent d’échapper à cette éradication des souvenirs. Pour éliminer cette résistance, et la réduire à sa plus petite expression, la police secrète a entrepris de décrypter les gènes du souvenir : « en décryptant les gènes, on peut connaître ceux qui possèdent un état de conscience particulier. […] À leur insu, tous les gens de l’île sont décryptés et mis en données qui sont enregistrées. » (2009, p. 34-35) Il n’est plus nécessaire de marquer les gens avec une étoile ou un tatouage, leurs gènes les trahissent d’emblée. Le fait de se souvenir est une empreinte devenue apparente pour la police secrète.
Asphyxier le présent
L’extermination des souvenirs et l’imposition d’un oubli salutaire sont systématiques et permettent de dessiner une société d’une passivité totale. L’oubli n’y est plus une modalité de l’agir, opérant au niveau personnel et privé, mais un statut imposé par décret, un outil de contrôle. Nous sommes au-delà du panopticon, inventé par Jeremy Bertram et décrit de façon fort pertinente par Michel Foucault. Ce n’est plus une architecture qui sert à surveiller des prisonniers, qui parvient en fait à leur faire entendre qu’ils seraient constamment contrôlés, que la surveillance serait entière et ininterrompue. C’est plutôt une politique qui organise le social en lui retirant ce qui fait la spécificité de ses membres (leurs souvenirs, les traces de leur passé) et en éliminant tout ce qui pourrait faire saillance et s’inscrire comme expérience singulière. Les roses, par exemple, leur beauté et odeur pourraient aisément être associés à des souvenirs qu’ils serviraient à entretenir et, ce faisant, à organiser le temps en intervalles cohérents (passée, présent, futur). On les fait donc disparaître.
Le panopticon a été intériorisé. La police secrète est omniprésente, omnipotente et omnisciente, ce qui lui assure la plus grande des autorités :
La plupart des fonctions dont nous nous acquittons doivent se dérouler dans le secret. Conformément à notre nom de police secrète. […] Notre tâche principale est de nous assurer qu’il n’y a pas de retard dans le processus de disparition et que les souvenirs devenus inutiles s’effacent rapidement.
On croirait lire du Donald Barthelme quand, dans sa nouvelle « Paul Klee », il met en scène une police secrète tout aussi mystérieuse et impénétrable que celle d’Ogawa :
La police secrète se disait: Nous avons nos secrets. Nous avons beaucoup de secrets. Tous les secrets nous intéressent. Nous n'avons pas vos secrets, et c'est ce que nous traquons, vos secrets. Notre premier secret c'est où nous sommes. Nul ne le sait. Notre second secret c'est combien nous sommes. Nul ne le sait. L'omniprésence est notre but. Nous n'avons même pas besoin d'une réelle omniprésence. La thèse de l'omniprésence nous suffit. Avec l'omniprésence, main dans la main pourrait-on dire, marche l'omniscience. Et avec l'omniprésence et l'omniscience, main dans la main dans la main pourrait-on dire, marche l'omnipotence. (1992, p. 52-53)
Ce que Barthelme décrit avec ironie et que met en scène Yoko Ogawa dans une tonalité au fort accent existentialiste, c’est le principe même du panopticon. La simple possibilité d’une surveillance constante suffit à imposer sa vérité, sa loi. La thèse d’un pouvoir total parvient à introduire au cœur des sujets des oublis systématiques, comme autant d’amputations acceptées de plein gré car pensées comme nécessaires. L’oubli est pratiqué pour le bien de tous. Comme l’explique la police secrète à la narratrice,
Cela ne sert à rien de garder des souvenirs inutiles. N’est-ce pas? Lorsqu’un gros orteil se gangrène, il faut tout de suite l’enlever. Si on ne fait rien, c’est la jambe tout entière qu’on perd. Eh bien c’est la même chose. Le seul problème, c’est que les souvenirs et le cœur n’ont pas de forme. L’homme peut en faire son propre secret et les garder cachés. Puisque la partie adverse est invisible, nous aussi nous utilisons nos nerfs. C’est une opération extrêmement délicate. Pour dévoiler un secret sans visage, l’analyser, en faire le tri, le traiter, naturellement nous devons absolument nous protéger en gardant le secret à notre tour. (2009, p. 130-131)
Un pied gangrené. Un souvenir douloureux. Rien de mieux que de les amputer afin de libérer le corps de ces entraves. La politique de l’oubli dans Cristallisation secrète est d’une radicalité sans précédent. À la fin du roman, les gens de l’île en viennent même à oublier des parties de leur propre corps. La jambe gauche pour commencer, puis la main gauche, les yeux, les joues, et au final, il ne reste plus que la voix. « Les gens avaient perdu de leur existence tout ce qui avait un contour. Seules les voix flottaient désespérément. » (p. 340) Perdre tout ce qui n’a plus de contour, c’est perdre toute possibilité de forme, toute capacité de se figurer le monde. La figure est une forme, un signe complexe qui permet de se représenter des êtres, des situations et des relations, des mouvements, des pensées, des émotions. Sans forme ni figure, il n’y a plus de relation au monde, il n’y a plus d’interface, il n’y a plus rien. Il reste peut-être une voix, mais elle n’a plus rien à dire. Elle ne fait qu’assurer, par la voie de la fonction phatique, une présence. Et quand elle viendra à manquer, quand l’étouffement sera complété, et l’asphyxie, entière, il ne restera plus que du gris, un terne mélange de blanc et de noir. Un oubli sans aspérité.
Si l’oubli est libérateur, dans Cristallisation secrète, ce n’est pas parce qu’il permet l’action, mais parce qu’il élimine la douleur. Celle qui vient avec le deuil. Celle qui dépend de la mémoire et du rappel des choses perdues. L’oubli de la disparition. C’est l’oubli de l’absence. Une absence double, car opérant à la fois au niveau des événements ou des référents, et au niveau des énoncés et de la parole. Quand il n’y a plus que de l’oubli, il ne peut plus y avoir de parole, de récit, d’existence. La conséquence ultime de l’oubli infligé, de l’oubli comme politique, est la disparition.
Nous ne sommes plus dans l’étourderie ou la distraction, nous ne sommes plus dans le musement (Gervais, 2008), mais dans l’évanouissement. L’asphyxie n’est pas un accident de parcours, liée à la maladresse d’un apprenti sorcier, ou au mode d’être d’un flâneur, multipliant ses zones de navigation, mais une entreprise avouée et concertée d’éradication. Une asphyxie promulguée au rang de mécanisme de répression et de contrôle. C’est une chose de retenir son souffle, c’en est une autre de se faire étouffer.
Conséquence ultime de la politique concentrationnaire de l’oubli, la néantisation y est complète. Elle efface tout, ne laissant derrière elle qu’une mince présence, un filet de voix à peine capable d’assurer une présence, improbable fil d’Ariane sur le point de se rompre.
Bibliographie
Auster, Paul, In the Country of Last Things, New York, Penguin Books, 1987.
Barthelme, Donald, Émeraude, Paris, Denoël, 1992.
Foucault, Michel, Dits et écrits, vol III, Paris, Gallimard, 1994.
Gervais, Bertrand, La ligne brisée : labyrinthe, oubli et violence, Montréal, Le Quartanier, 2008.
Ogawa, Yoko, Cristallisation secrète, Arles, Actes sud, 2009.
Gervais, Bertrand. « Archiver? Non, asphyxier le présent ». Explorations. Archiver le présent?, 2020. http://archiverlepresent.org/exploration/archiver-non-asphyxier-le-present