La célèbre série fantastique X-Files: au frontières du réel (1993-2002 et 2015-2016) met en vedette deux agents du FBI, Dana Scully et Fox Mulder, qui enquêtent dans la section des affaires non classées. Les dossiers sur lesquels ils travaillent n'ont jamais été élucidés, notamment parce que les schémas semblent aller à l'encontre des enquêtes traditionnelles. Les deux agents sont donc régulièrement exposés à des phénomènes paranormaux allant de simples erreurs de laboratoire à la présence d'extra-terrestres, en passant par les complots gouvernementaux bien évidemment. Comme nous l'indique le nom de la série et la section du FBI où travaille Scully et Mulder, l'enjeu principal de ces enquêtes réside dans l'archivisation de dossiers supposément inclassables. Le FBI représente ici une immense agence de renseignements et d'investigations qui, malgré beaucoup de magouilles internes, refuse l'inarchivable au point d'engager celui qui se faisait appeler «le martien» à l'académie de police. Mulder, enquêteur inépuisable, dirige donc une petite unité, préalablement composée uniquement de lui-même avant l'arrivée de sa sceptique équipière Scully.
Les signes vides
Nos deux protagonistes se retrouvent ainsi à enquêter sur des indices qui n'ont parfois aucun référent avec le monde réel. Les deux agents doivent alors produire du sens avec des traces, et ce, sans connaissances préalables de la réalité qu'elles abritent. On connait la célèbre citation de Todorov concernant le fantastique, définition qui s'applique très bien ici:
Celui qui perçoit l’événement doit opter pour l’une des deux solutions possibles: ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un produit de l’imagination et les lois du monde restent alors ce qu’elles sont; ou bien l’événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. Ou bien le diable est une illusion, un être imaginaire; ou bien il existe réellement, tout comme les autres êtres vivants: avec cette réserve qu’on le rencontre rarement. (Todorov, 1970; 29)
Il est donc possible de considérer que les signes auxquels font face nos deux enquêteurs sont, a priori, des signes vides, de pures signifiants dont le signifié appartiendrait à un autre réalité dont la détermination reste encore à venir. Mais ces agents en quête de dossiers à tabletter font en quelque sorte le pari que leurs enquêtes vont leur permettre de rendre compte de ces réalités mystérieuses. En effet, entre Mulder et Scully se joue une étrange dialectique entre la foi et la doute. Mulder croit que la réalité ne se limite pas à ce que l'on voit, alors que Scully s'en tient à ce qui se démontre scientifiquement. À eux deux, ils représentent les deux possibilités d'interprétation présentées par Todorov.
Ces deux personnages fonctionnent selon une dynamique particulière qui consiste à ouvrir, par le biais de Mulder, une brèche dans la connaissance du réel, pour ensuite tenter de le traduire en jargon scientifique par le biais de Scully, notamment lorsqu'elle pratique des autopsies. Mulder, en ce sens, est un personnage exemplaire de cette «soif de réalité» (Gervais, 2016) dont parle Bertrand Gervais. La pancarte «I want to believe» qui se trouve dans le bureau de Mulder au FBI en témoigne assez bien. Ayant assisté à l'enlèvement de sa sœur par ce qu'il croit être des extra-terrestres, alors qu'il n'était qu'un enfant, Mulder est motivé par une tentative d'épuisement de la vérité qui, comme l'indique le slogan de la série, se trouve toujours ailleurs. Ainsi, même s'il y a plusieurs saisons d'enquêtes, celles-ci sont toutes mues par un même désir d'exhaustivité en lien avec cette scène de jeunesse.
C'est ainsi que l'un entraine l'autre dans sa quête de vérité. Pourtant, la vérité ne se trouve jamais là où on l'attend. D'ailleurs la série est l'une des rares, par opposition au Doctor House ou à The Mentalist, dans laquelle les enquêteurs ne résolvent pas nécessairement les enquêtes. Celles-ci renvoient sans cesse vers autre chose : les instances gouvernementales travaillant les unes contre les autres, une sorte de paranoïa du savoir s'installe même chez les deux protagonistes, comme en témoigne l'anonyme «personnage à la cigarette» qui représente une sorte de maitre marionnettiste camouflant des preuves; ou les militaires qui cacheraient soit des extra-terrestres, soit de nouvelles technologies aux allures alienesques. Toutes les instances gouvernementales se renvoient la balle, ce qui ouvre la possibilité d'un grand complot dont il reste à tracer le portrait.
Mulder possède donc ses propres archives, toutes les affaires non classées du FBI, les X-files, et celui-ci établit sans cesse des liens entre les cas passés et les crimes du jour, effectuant un travail important d'actualisation, notamment en ce qui a trait aux schémas et aux modus operandi des tueurs et autres criminels. Un personnage comme Eugene Tooms, un serial killer de la saison un, peut revenir plusieurs fois et opérer similairement dans chaque cas. C'est par ce travail d'abstraction et d'analyse des récurrences que Mulder remonte sans cesse la chaîne du complot qui semble s'abattre sur les États-Unis et sur le FBI.
À défaut d'avoir des crimes et des indices traditionnels, dont une enquête suffirait à redonner sens, il y a tout un processus de traduction, d'accumulation et de variation qui permet à Mulder de lire dans les espaces vides des différents signifiants, et ce, malgré la nature hasardeuse d'une telle méthodologie.
Le quotidien exceptionnel
Jusqu'à maintenant, nous avons vu trois cas d'enquête : médicale, policière et, dans ce cas-ci, fantastique. Dans chacune d'entre elles, nous avons vu qu'il existait une sorte de paradigme alliant archive, recherche et mensonge. Dans Doctor House, l'idée était de lire les signes des maladies sans passer par le discours des patients et, dans The Mentalist, ce sont similairement les signes de culpabilité qu'il convenait de déceler dans le non-dit des suspects. Dans ces deux cas, la résolution de l'enquête n'est pas l'intérêt principal des protagonistes, ce serait plutôt la logique inépuisable du jeu résidant dans l'activité de recherche de nouvelles combinaisons. L'épuisement passe par un exercice de mémorisation et par la résolution d'un maximum de combinaisons possibles, comme dans les jeux de hasards. Les gens et leur quotidien, bien qu'au cœur du procédé, ne représentent en ce sens que des éléments combinatoires parmi d'autres. Ce ne sont donc pas tellement les archives physiques qui comptent que ce que nos héros sont en mesure d'accomplir: repousser les frontières de la mémoire et ainsi avoir les connaissances nécessaires pour résoudre toujours plus de situations incongrues. L'enquête devient sa propre finalité et n'est plus simplement un moyen.
Dans le cas de X-Files, la réalité des gens n'est pas dérangée par un évènement extraordinaire comme un crime ou une maladie. Seules les réalités de Jane ou de House sont hors-normes, et ce, au quotidien dans leur série respective. Concernant Mulder, c'est la réalité elle-même qui est extraordinaire, seulement elle est masquée par ce même quotidien. Elle est le signifié toujours fuyant qui n'est représenté par aucun signifiant. C'est entre les signes que de se déroulent les enquêtes dans les trois cas, mais seul Mulder pousse son enquête «aux frontières du réel». De ce fait, peu importe les expériences vécues, le quotidien n'apparait que dans sa possibilité d'être archivé, accumulé, répertorié. Sa caractéristique principale serait sa redondance, d'où sa diversité structurelle dans les représentations sérielles étudiées.