Ça fait maintenant une heure que je regarde mon écran au travail. Dans le bureau du fond - celui qu’on appelle affectueusement «le coqueron» - règne le silence. Claude lit un journal, je roule un instant sur ma chaise, Robin et Sylvain s’entretiennent avec quelqu’un, je pense que Lisa est allée dîner. Je vais changer mes papiers de place. C’est long, il faudrait que j’écrive cette fiche, il faudrait... il faudrait.
L’histoire d’Eveline est trop familière pour la majorité des gens qui ont l’ambition d’écrire un livre. Trop de temps passé à regarder autour, pas assez de temps d'attention pour la rédaction. Chez soi, nous sommes entourés de distractions et l’extérieur n’est d’ailleurs pas mieux. L’œuvre de Pippin Barr s’inspire clairement de ce climat, sans ironie ni jugement. Elle ne fait que le mettre en scène dans un simulateur d'écriture.
D’entrée de jeu, nous sommes projetés au sein d'une pièce où se trouvent une table, une bibliothèque pour ranger des livres, une lampe, un téléphone, une fenêtre et un tapis et qui constitueront des objets de distraction. Sur la table, on retrouve une dactylo avec laquelle nous pouvons interagir. Le joueur incarne Éveline et doit lutter avec elle contre la tentation de procrastiner.
La partie s'entame à l'annonce d'une indication temporelle (tuesday, 5 AM), qui nous inscrit directement dans un présent de l'écriture. Cette impression est par ailleurs accentuée par le fait que nous devons nous même manuellement rédiger le manuscrit : l’œuvre nous encourage à taper sur le clavier pour simuler l’écriture, et chaque touche enfoncée ajoute à l'écran une lettre d’un texte déjà écrit. De plus, en rythmant le temps grâce à des indications temporelles (les heures se succèdent et deviennent des jours lors desquels peu ou rien n'est accompli par Éveline), Éveline fait éprouver au joueur un réel effet de quotidien, dont les minutes s'amenuisent au fil de la rédaction entreprise par le personnage.
L’enjeu principal de l’œuvre réside pour beaucoup dans la monotonie de l’opération, qui pourrait inciter certains usagers à aller voir ce qui se déroule à la fenêtre, s'asseoir pour lire La Métamorphose de Kafka ou mieux, inspecter comment on se sent lorsqu’on est couché sur le tapis, plutôt qu'à écrire. Eveline devient alors un simulateur qui prend acte des distractions apparaissant inévitablement dans le processus d'écriture. Il s'agit alors d'une tentative d'épuisement de ces types de distractions, qui empêchent l'écriture de la nouvelle par l'écrivain, mais on peut aussi y percevoir un épuisement de l'auteur, tourmenté par son travail ou son oisiveté, et qui jour après jour se consacre à son labeur.
De plus, l’œuvre consiste en un intéressant commentaire sur la littérature moderniste, car l’histoire que l’on s’efforce d'écrire n'est nulle autre que la nouvelle Eveline, de James Joyce. Après une navigation complète de l’œuvre, c’est-à-dire après avoir tapé chaque lettre de la nouvelle en évitant les pièges des distractions (ce qui représente en soi un exercice épuisant, au sens le plus familier), nous recevons un appel de la part d’un éditeur, qui nous informe qu’il doit refuser la nouvelle car elle est une copie conforme de l’oeuvre de Joyce. Par ce parallélisme, Eveline, de Barr, entretient donc un intertexte assez intéressant avec la nouvelle «Pierre Ménard, auteur du Quichotte» de Jorge Luis Borges. Par cette filiation littéraire, Éveline s'inscrit encore une fois dans un principe d'épuisement, d'une part puisque le procédé intertextuel est en soi une stratégie visant à explorer les virtualités laissées en dormance de certaines œuvre, d'autre part puisque le texte de Borges lui-même convoque certains enjeux de ce type. En effet, dans cette nouvelle, l'auteur argentin nous présente la fausse notice nécrologique d'un auteur, Pierre Ménard, qui aurait recopié mot à mot le célèbre roman de Cervantès. Cette retranscription y est présentée comme une véritable réécriture dès lors que le texte, extirpé de son contexte initial pour être projeté en un autre, génère par le fait même une expérience de lecture différente. C'est une tentative de ce type que semble nous proposer Pippin Barr.
Eveline was written in JavaScript/HTML5 using the Phaser game framework. Sounds were created using bfxr and Audacity. Music was created in Bosca Ceoil.