À la fois un jeu vidéo artistique et une œuvre performative, Nous Aurons (The Sum, en anglais) est une œuvre évolutive qui se déploie grâce à différentes itérations qui sont réalisées depuis 2013. Il s’agit d’abord d’un jeu d’anticipation de nature collapsologique du type RPG (Jeu de rôle, le sigle est issu de l’anglais Role Playing Game) et de simulation dystopique, dans lequel la personne joueuse est invitée à se plonger à la troisième personne en l’an 2197. Pour en faire l’expérience, le jeu vidéo est accessible gratuitement en ligne. Nous Aurons, est également une série de performances de relativement longue durée, qui prennent forme autour de sessions de jeu en temps réel, lors desquelles Nadeau incarne à la fois un avatar (personnage numérique) et son «corps actuel». Le titre de l’œuvre change en suivant les différents contextes de présentation et devient, par exemple: Nous aurons Québec (Folie/Culture, 2014), Nous aurons toujours l’automobile (La Chambre blanche, 2014), Nous aurons Montréal (Agence TOPO, 2015), Nous aurons Noranda (L’Écart, 2015), Nous campions loin des endroits où la mort nous attendait (Recto-Verso, 2016), etc. Cette fiche décrit dans un premier temps le jeu vidéo, dans cette section, puis le volet performatif de l’œuvre sera abordé dans un deuxième temps, à la prochaine section.
Le jeu se déroule dans le futur d’une «Mérique du Nord» (côte Est du Canada et des États-Unis) dévastée par les aléas climatiques ainsi que la concrétisation d’un effondrement systémique à l’échelle globale. Épuisement des ressources naturelles, désastres écologiques, pandémies, acidification des océans. La personne joueuse est invitée à faire face aux impacts négatifs de l’augmentation des activités humaines sur les écosystèmes, en naviguant sur un territoire frappé par les nombreuses crises environnementales, sociopolitiques, technologiques et sanitaires. Sur l’interface de jeu, des imageries satellites trafiquées dévoilent notamment les contours évanescents de l’archipel montréalais, désormais englouti sous les masses d’eau du fleuve Saint-Laurent — un des nombreux territoires disparus à cause de l’élévation du niveau des océans. Le tout est présenté avec une perspective isométrique sur lequel s’ajoute une ambiance musicale intense, aux sonorités technométal, qui n’est pas sans amplifier l’atmosphère inquiétante, voire chaotique, du jeu.
Sur l’interface du jeu, la personne joueuse doit sélectionner dans une banque d’images le personnage numérique qu’elle souhaite incarner au sein du monde vidéoludique. Certains portraits sont générés aléatoirement par une IA (thispersondoesnotexist.com), tandis que d’autres sont attribuables à des personnes réelles issues de l’entourage de Nadeau, notamment des artistes vivants au Québec. Toutes les caractéristiques des avatars sont définies au préalable et peuvent être altérées selon les préférences de la personne joueuse. Force, perception, charisme, intelligence, agilité… les spécificités ainsi que l’apparence physique des avatars sont décrites de manière exhaustive, donnant l’impression de pouvoir saisir leur essence à bout de clics. Selon les paradigmes de Carl Therrien sur la relation joueur-avatar, ce type de personnage numérique est désigné comme étant un «avatar caractérisé» (Therrien, 2013). Ce dernier aurait le pouvoir de susciter un sentiment de présence vidéoludique chez la personne joueuse par la relation empathique qui s’établit entre les deux (227-235). Le joueur reconnait les caractéristiques de l’avatar qu’il incarne, ce qui le conduirait à ressentir un sentiment d’empathie pour son personnage, puis à se percevoir au sein de l’environnement du jeu. La possibilité qui est donnée à la personne joueuse de choisir à la carte des caractéristiques de son avatar, favoriserait d’autant plus l’identification à son personnage, par l’inclusion de «marqueurs de subjectivation» (258). Dans le cas du jeu étudié, le choix de l’avatar et ses caractéristiques ont également un impact direct sur la diégèse. Nadeau pousse plus loin cette réflexion sur le rapport à l’avatar avec ses performances. Cet aspect sera abordé dans la section suivante.
Bien que ce futur hypothétique soit dépeint sombrement, l’imaginaire apocalyptique de l’artiste ne s’arrête pas aux récits dystopiques et met en lumière certaines possibilités positives qu’une fin du monde peut réserver pour l’humanité. La fin du monde, certes, mais qui est ici d’abord exposée de façon symbolique comme une période importante au potentiel transformateur:
Le projet a comme prémisses les catastrophes (écologiques, économiques et technologiques) du nord-est des États-Unis et du Canada, dont les prévisions maintiennent les populations dans une culture de la crise. Le jeu illustre la reprise d’un territoire par la nature et les animaux ainsi que l’établissement d’un nouveau système social. Il s’agit de montrer les conséquences de notre comportement global sans renier l’héritage humain et de faire la démonstration d’un monde meilleur accueillant la liberté, l'entraide et la démocratie directe. Au cœur d’une apocalypse, Nous Aurons appelle à vivre un contexte social idéal et réparateur. (Nous Aurons)
À l’image du mouvement contre-culturel américain des années 1960, le jeu renvoie à l’imaginaire néorural dont la visée était de décroître, démocratiser et humaniser la société en proposant la construction d’un nouveau monde à petite échelle avec la création de microcommunautés autarciques et anarchistes (Roszak, 1986: 8 ; Turner, 2006). «Le titre Nous aurons évoque cette reprise du territoire par les anarchistes» (Tremblay, 2015). En effet, alors que ce continent nordique du futur implose du fait de ses différentes crises, le récit du jeu propose une ultime organisation sociale utopique au sein de ce qui pourrait être considéré comme le pire scénario possible. Dans le monde vidéoludique, la personne joueuse doit aller à la rencontre de ces personnages non-joueurs appartenant à des communautés alternatives, avec qui elle devra tisser des liens pour assurer sa survie (ou compléter le jeu). Des personnages non-joueurs vivant en autarcie, dont la force de résilience est marquée par leur capacité à s’organiser ensemble, semblent proposer un tremplin vers une transition sociale. Le jeu semble ainsi vouloir dénouer les angoisses téléologiques contemporaines, en faisant appel à l’utopie communaliste. Tout donne à croire que les nombreux problèmes environnementaux et politiques de l’humain peuvent être atténués par des actions concrètes au niveau personnel et collectif, pour le développement durable et la décroissance absolue. La figure de l’avatar permet donc d’explorer le pouvoir d’action personnel et la capacité à évaluer les conséquences aux actions posées dans un contexte de crises pour tenter justement d’accomplir l’impossible. La quête principale qui est donnée au personnage joueur est donc ultimement de retrouver un équilibre précaire ou une homéostase, en accomplissant sa transformation personnelle et celle de l’environnement dans lequel il évolue. Le personnage joueur est amené à explorer des outils théoriques et pratiques pour prendre conscience du rapport qu’il entretient avec le monde et l’amener à entrevoir autrement le futur.
Ce qui n’est pas sans faire écho aux récentes études sur l’Anthropocène et le Capitalocène dans le domaine des sciences sociales et les études culturelles, pour qui la «fin du monde» est interprétée comme la fin du monde tel qu’il est aujourd’hui. Une précision importante qui renvoie au récent ouvrage essayistique de Nathalie Loveless, How to Make Art at the End of the World: «[…] we are looking not at the end of the world writ large but the end of the world as we know it under petrocultural colonial capitalism and anthropocentric humanism» (Loveless, 2019: 99).
La relation à l’exhaustivité et ses tentatives d’épuisement se manifeste finalement en contexte performatif. Comme il a été mentionné plus tôt, Nadeau présente différentes sessions de jeu, lors desquelles il aborde autrement le réel en s’instanciant comme avatar. À l’Agence Topo (2015), l’artiste a notamment complété une session intensive de jeu d’une durée de 4 jours en continu (24h/24), au cours de laquelle il s’est littéralement enfermé derrière la vitrine du centre d’artistes, devenue interface, pour y diffuser en direct sa partie de jeu (en ligne et en présentiel). La présence fluide de l’artiste — à la fois présent dans l’espace en chair et en os et prolongé par l’avatar au sein du monde vidéoludique — a pour effet de brouiller les écarts apparents entre ce qui a longtemps été compris comme étant deux dimensions divisées, entre le virtuel et réel. Dévoilant ainsi le secret, s’il en est, derrière la représentation fantasmée à l’écran. À l’image du miroir d’Alice, les technologies immersives ont longtemps transmis l’illusion de pouvoir faire plonger une personne dans un monde fictionnel, comme s’il s’agissait d’une dimension séparée du monde réel. Ce que Stéphane Vial appelle «l’ontophanie numérique» ou la «révolution ontophanique» (en se référant par exemple aux recherches de Sherry Turkle) est cette confusion ambiante et l’incertitude vis-à-vis de ce qui est réel et virtuel: «[…] c’est-à-dire un ébranlement du processus par lequel l’être nous apparait et, par suite, un bouleversement de l’idée même que nous nous faisons de ce qui est réel.» (Vial, 2012: 64) À travers son jeu vidéo et ses explorations performatives, Nadeau assimile l’ontophanie numérique en rendant présents à la fois un quotidien banal et un monde imaginaire qui apparaissent entrelacés. En ce sens, son avatar n’apparait plus comme un personnage qui est seulement en puissance, à la manière d’un double ou d’une «seconde vie», mais bien comme une véritable composante du réel. Les deux sont ici, l’un pour l’autre, une force mutuelle et forment des vases communicants.
Sur le blogue de l’artiste (Ligue Hugo Nadeau Pro Art, HNLPA), une citation de Shiv Visvanathan ajoutée au descriptif de sa performance, laisse supposer que l’artiste tente également de saisir un monde qui lui échappe largement: «Les Dieux jouent, mais l’homme, malheureusement, joue à des jeux.» Bien que ce soit Nadeau qui ait vraisemblablement le contrôle ultime de l’interface de jeu, son avatar entretient avec lui un lien direct en déterminant ses façons d’être et d’agir dans son monde actuel. Face aux catastrophes imminentes et leur contingence, l’artiste semble vouloir saisir son corps en se pliant uniquement aux situations imposées par son avatar au sein du monde vidéoludique, qu’il transpose de facto dans le monde actuel. «Le comportement de mon avatar sera visible en tout temps sur place et sur Internet, déterminant mon alimentation, mes périodes d’activité et de sommeil. Il s’agit donc d’une forme de "pacte de survie mutuelle" conclu entre mon personnage et moi.» (Hugo Nadeau cité dans Tremblay, 2015) Les états d’être proposés par son avatar lui permet ainsi d’aborder le réel autrement et de s’incarner différemment, voire de gagner en résilience pour tenter de se projeter dans le futur et résister aux chocs d’un effondrement systémique. Ce qui laisse supposer que les deux corps sont en quelque sorte avatoriels, puisqu’ils incarnent tour à tour un processus de transformation.
En outre, l’œuvre Nous Aurons présente une seconde tentative d’épuisement qui est relative au principe. En effet, Nadeau semble vouloir réduire les angoisses téléologiques en transposant ses fantasmes sur un monde fictionnel dont il est le maître d’orchestre. À la manière d’une maquette, il construit un monde à son image pour y épuiser les projections dystopiques ou «les prévisions [qui] maintiennent les populations dans une culture de la crise» (pour reprendre ses mots). Ces tentatives lui permettent d’accéder par le jeu à une nouvelle réalité, soit «un contexte social idéal et réparateur» (Nous Aurons).
Descriptions tirées du site web de l'oeuvre et de l'artiste :
«Jeu vidéo artistique utopique-dystopique, simulateur de camping radical, Nous Aurons permet de faire l'expérience de communautés anarchistes après les changements climatiques et autres cataclysmes anticipés. Le projet a comme prémisses les catastrophes (écologiques, économiques et technologiques) du nord-est des États-Unis et du Canada, dont les prévisions maintiennent les populations dans une culture de la crise. Le jeu illustre la reprise d’un territoire par la nature et les animaux ainsi que l’établissement d’un nouveau système social. Il s’agit de montrer les conséquences de notre comportement global sans renier l’héritage humain et de faire la démonstration d’un monde meilleur accueillant la liberté, l'entraide et la démocratie directe. Au cœur d’une apocalypse, Nous Aurons appelle à vivre un contexte social idéal et réparateur.» (Nous Aurons)
«Jeu d’anticipation pour ordinateur, Nous Aurons présente, comme situation et point de départ, la totalité des désastres (écologiques, économiques et technologiques) dont la prévision nous plonge dans une culture de la crise. Cette fouille artistique dans l’humanité de demain conduit à une œuvre critique et documentée rassemblant image numérique, vidéo, art audio et musique expérimentale. Le but du joueur est d’explorer l’Amérique du Nord à la recherche de sa communauté idéale et s’y installer, quitte à aboutir seul au milieu d’un territoire dévasté par le réchauffement climatique, l’effondrement économique et la chute des gouvernements. Résolument anarchiste (concrétisant l’égalité, l’entraide, l’autogestion et la démocratie directe), Nous Aurons dessine un contexte social utopique au coeur d’une dystopie. Cette utopie correspond aux résultats de l’action concertée des acteurs de la culture en général, des premières nations, des gauches et des activistes avec leurs plans macérés de société nouvelle, bref leur passage mérité de minorité à majorité. Ayant battu à l’usure la propriété privée et l’hégémonie économique, ces entités partagent un territoire ruiné, pollué, synthétique où les états comme les entreprises approchent l’extinction. Il s’agit moins d’une révolution que d’un renversement complet de situation. Une circonstance maintes fois achevée dans l’histoire, les minorités d’aujourd’hui formant la majorité de demain, car l’espoir n’est toujours qu’une question de temps.» (Hugo Nadeau, Nous Aurons)
Mention de source :
Image 1: Recto-Verso, Nous campions loin des endroits où la mort nous attendait, 2016. <http://hugonadeau.com/nousaurons/>
Image 2: Hugo Nadeau, Nous campions loin des endroits où la mort nous attendait [Capture d'écran], 2016. <http://hugonadeau.com/nousaurons/>
Image 3: Jose Cortes, Nous Aurons Montréal, 2015. <http://hugonadeau.com/nousaurons/>
Image 4: Charline Clavier, Nous campions loin des endroits où la mort nous attendait, 2021. <https://esse.ca/en/resistances-et-ravissements-2-mois-multi-montreal>
Image 5: Hugo Nadeau, Drapeau The Sum, 2013. <http://hugonadeau.com/nousaurons/>