Le syndrome de Diogène est un trouble de comportement caractérisé par une accumulation compulsive d’objets de toutes sortes, indépendamment de leur valeur ou de leur utilité. Identifié comme une syllogomanie ou une thésaurisation pathologique, le syndrome rend compte de l’incapacité qu’ont certaines personnes de se séparer des objets accumulés, que ce soit des journaux, des dépliants, des bouteilles vides, des vêtements mis dans des sacs de plastique, des appareils électriques désuets, des livres, etc. « Dans les formes franches, l’espace vital du domicile se réduit peu à peu jusqu’à ce qu’il devienne difficile voire impossible d’accéder à certaines pièces. » (La réponse du psy)
La syllogomanie figure dans le DSM-5, la cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, comme un trouble d’accumulation excessive. C’est un trouble qui, lorsqu’il devient majeur, prend des formes surprenantes et spectaculaires, comme si les gens qui en étaient atteints développaient une sorte d’exosquelette mémoriel, un palais de mémoire faits de restes et de mémentos, vidés peu à peu de leur sens pour n’être plus que les éléments anonymes d’un mécanisme de protection projeté à la grandeur d’une demeure.
La syllogomanie est une maladie mentale, mais sous une forme bénigne, elle peut servir de principe créateur, de logique en fonction de laquelle déployer un processus artistique. Elle peut donner lieu à des entreprises esthétiques axées sur la systématicité de la démarche et sur la volonté de tout conserver.
Un projet tel que Everything I Ate. A Year in the Life of My Mouth, de Tucker Shaw, publié en 2005 à San Francisco chez Chronicle Books, met en scène un tel désir de tout conserver. Le projet est énoncé à même le titre, puisque le livre est constitué de photographies et de descriptions succinctes de tout ce que l’auteur a pu manger entre le 1er janvier et le 31 décembre 2004. Chaque journée a droit à sa page et chaque plat ou aliment est photographié. En haut de page, dans un bref paragraphe, on retrouve, à la suite des numéros identifiant les photos, l’heure du repas, puis une brève description du plat, du lieu où il a été mangé et des personnes qui étaient présentes au moment du repas, s’il n’a pas été pris seul évidemment. Comme l’explique l’auteur dans sa brève introduction au projet :
When I look at what I ate, I remember everything, I remember what it tasted like, I remember where I was, who was there, how I felt, whether we laughed. I remember the choices I made and the consequences they brought.
I wanted to remember what I ate in 2004, oatmeal to foie gras. Now maybe I will (Shaw, 2005, n.p.)
Le livre devient un espace mémoriel consacré au palais de Tucker Shaw (non pas un palais de mémoire, mais la cloison supérieure de la cavité buccale…). Les photos lui servent de madeleines qui ouvrent la voie aux souvenirs, à la remémoration. Les photos sont plates et insignifiantes, elles ne cherchent pas à mettre en valeur des plats, mais à témoigner d’un ça-a-été. Shaw a été là, il a mangé ceci avec untel et la preuve en est la photo qu’il a prise. Ces photos sont des aide-mémoires, ce sont les entrées principales d’une base de données qui nous est donnée par ordre chronologique.
Shaw n’est pas le premier à avoir fait de ses repas un inventaire complet et d’avoir entrepris, avec une approche systématique, de tout enregistrer ce qui est entré dans son système digestif.
Depuis 32 ans, Itsuo Kobayashi, un chef japonais, peint des images des repas qu'il mange. Les dessins sont accompagnés de descriptions de chaque repas. Kobayashi a travaillé comme chef cuisinier pendant des années jusqu'à ce qu'il souffre d'une névrite alcoolique qui l'a empêché de se servir de ses jambes, ce qui l'a conduit à développer de façon importante sa pratique de dessiner et de colliger tous ses repas. Depuis l’âge de 18 ans, il a fait plus de 1000 illustrations de repas, toutes dûment coloriées. Nous sommes en présence d’art brut, mais un art qui suit pas à pas le présent de l’artiste et qui témoigne d’un talent certain pour le dessin et le travail sur le papier. « Il imagine des menus composés de collages associant des dessins rehaussés à la gouache et les descriptions des recettes. Certains d’entre eux cachent puis dévoilent des plats, par exemple un couvercle qu’on soulève. Son œuvre est d’une grande délicatesse, elle se rattache à la tradition des estampes japonaises qui associent réalisme du traitement et inspiration qu’on trouve dans les livres pour enfants. » (abcd art brut; voir aussi les entrées sur My Modern Net et Open Culture)
Ces deux exemples, intimement liés du fait de jouer sur la nourriture et les repas, témoignent d’un syndrome de Diogène canalisé pour servir de base à un projet artistique, où la systématicité de la démarche s’impose comme un des éléments centraux. Dans les deux cas, il ne s’agit pas d’une fiction qui, à la manière de Madame Diogène d’Aurélien Delsaux, (Paris, Albin Michel, 2014) ou du Musée de l’innocence, de Orhan Pamuk (Paris, Gallimard, 2011) explorant les pensées et agissement d’un personnage atteint de cette compulsion, mais d’une pratique en acte qui fascine moins par son caractère morbide que par l’effervescence qu’on y remarque aussitôt.
Un syndrome numérique
Les plateformes numériques favorisent la syllogomanie, d’une part en ouvrant des espaces quasi-infinis de storage de données qui facilitent l’accumulation de documents; d’autre part, en inscrivant sur un plan imaginaire l’exhaustivité, la systématicité comme valeur. On se met à rechercher l’exhaustivité et sa quête n’est jamais limitée techniquement, au contraire elle est favorisée.
Le numérique accentue cette compulsion accumulative, simplement parce que les objets ramassés n’ont aucune présence réelle dans l’environnement immédiat du ramasseur. Les sujets atteints du syndrome de Diogène classique vivent dans des lieux qui finissent par être encombrés au point où leur accès en est limité, tandis que les sujets atteints de la version numérique du syndrome ne font qu’utiliser des octets sur un disque dur (ou un nuage).
Comme on pouvait s’y attendre, le syndrome de Diogène connait une version numérique. C’est le cyberamassage, le « digital hoarding ». Dans « A Case of Digital Hoarding », Martine J. van Bennekom, Rianne M Blom, Nienke Vulink et Damiaan Denys ont été les premiers à identifier ce cyberamassage, qu’ils ont décrit comme « the accumulation of digital files to the point of loss of perspective, which eventually results in stress and disorganisation. Although digital hoarding does not interfere with cluttering of living spaces, it has an immense impact on daily life functioning. »
Ils en sont arrivés à ce constat afin d’expliquer le comportement d’un homme des Pays-Bas qui prenait des « centaines de photos au quotidien et qui passait des heures à les classer de façon méticuleuse sans jamais les utiliser ou les regarder à nouveau. Le traitement de cette énorme quantité de fichiers électroniques l’empêchait même d’accomplir les activités essentielles de la vie quotidienne, telles assurer son hygiène personnelle, réaliser les tâches ménagères, dormir, s’alimenter convenablement ainsi que maintenir une vie sociale minimale. » (APOP DICO)
Si on avait pu penser que la syllogomanie, libérée de l’encombrement qu’elle entraine, devenait presque bénigne, cette conclusion parait d'emblée beaucoup trop simple et ne tient pas compte de la complexité de cette compulsion. L'encombrement n'est pas qu'une donnée physique, il a aussi une composante psychologique. Ce ne sont pas seulement des logements qui sont encombrés, l'esprit peut l’être tout autant. Le cyberamassage est en fait la pointe de l’iceberg d’une pulsion à tout ramasser, à tout conserver de notre existence, que les plateformes numériques encouragent.
Un des avantages de notre passage à la culture numérique, c'est en effet la vaste quantité d'espace mémoire qui nous est maintenant disponible gratuitement ou à faible prix. Nous pouvons tout stocker de notre vie, depuis nos photographies, jusqu’à nos documents familiaux, légaux et administratifs, dûment numérisés, organisés et présentés. Et si nous n'avons pas le temps d'organiser ces documents, une intelligence artificielle peut même le faire pour nous… C’est dire que nous pratiquons tous à des degrés divers le cyberamassage. En fait, les dispositifs techniques au cœur de notre existence numérique font de cette accumulation des données un principe structurant. Nous pouvons tout mettre sur le web, tous les détails de notre vie sur les réseaux sociaux, toutes les images de notre existence sur des sites de partage d'images et de vidéo, tous nos projets de création sur des applications d’une facilité déconcertante à utiliser. Et il apparait évident que, ce qui pour les uns s’impose comme une indéniable opportunité de tout conserver et mettre en partage, devient pour les autres une incroyable servitude, quand l’encombrement provoqué se retourne contre la personne au lieu de servir de base à une activité créatrice.
L'hypothèse centrale du projet « Archiver le présent » met de l'avant la recherche de l'exhaustivité et de l'épuisement de données comme principe esthétique. Elle reprend un principe qui, sous sa forme négative, devient un syndrome qui vide de sens peu à peu les données recueillies. Mais, elle l'exploite afin de montrer au contraire son caractère heuristique et dynamique. Tout comme la notion d'archive monstre (développée par Marie Fraser) ou celle de mémoire parfaite, l’accumulation numérique joue sur notre besoin premier de saisir notre vie et de la rendre signifiante, tout en lui donnant une existence indépendante et, possiblement, pérenne. Ce besoin s’ancre sûrement dans une angoisse fondamentale, liée à la mort – de soi, de son monde, du monde –, mais il peut donner lieu à une production qui transcende le simple encombrement, en le mettant en scène comme principe.
Œuvre exemplaire : Désordre de Philippe De Jonckheere (fiche du NT2)