Pour Émylie
Il était une fois un loup
Il était une fois un loup... fin.
Il était une fois un loup... faim.
Il était une fois une faim de loup.
Il était une fois un loup fin finaud... fin.
Il était une fois un loup fin finaud pas fin pour deux sous.
Il était une fois un loup... fin de non-recevoir.
Il était une fois un loup... fin de partie.
Il était une fois un loup... sans fin.
Il était une fois un loup... Loup y es-tu? Que fais-tu? Je mets ma culotte.
C’est la fin des haricots.
Il était une fois un loup de mer... phoque.
Il était une fois un loup de mer très fatigué... coup de bar.
Il était une fois un vieux marin expérimenté qui périt en mer happé par un requin renard... triste fin.
Il était une fois un loup solitaire... Les terroristes frappent encore.
Il était une fois la meute... Triste époque que la nôtre qui nous fait craindre des faibles simplement parce qu’ils savent se regrouper et hurler.
Il était une fois un loup qui avançait à pas de loup… fin discrète.
Il était une fois une empreinte... trace de loup, trace de pas, trace atroce.
Il était une fois un louvoyant personnage avec d’immenses crocs, une vilaine manie de se travestir, un appétit insatiable pour la chair fraiche, une capacité pulmonaire foudroyante, une panse capable de retenir un troupeau entier. Son appétit était sans limite.
Il était une fois un jerrycan de térébenthine. À suivre.
Il était une fois un loup, représenté par trois cors, sévères et sombres. Et il y avait un canard suggéré par un hautbois mélancolique, un chat évoqué par la douce clarinette et un certain Pierre, rendu par les instruments à corde de l’orchestre. Bref, une autre histoire qui finit mal pour le loup.
Il était une fois un lynx… Oups! C’est une autre histoire. Je te la raconterai peut-être un jour, Émylie, quand je saurai comment elle finit.
Il était une fois un loup déguisé en page qui déclara « l’homme est un loup pour l’homme », juste avant de sortir ses crocs.
Il était une fois un loup qui mangea sept chevreaux, six en fait, car le dernier s’était caché dans une horloge grand-père (personnifiée par le basson grondeur) et il raconta tout à sa maman quand elle revint du bois où elle avait été faire on ne sait quoi exactement… Quand même, on ne laisse pas ses chevreaux seuls quand on sait qu’un loup rôde dans les parages. Où est la DPJ quand on a besoin d’elle?
Mais c’est pas ça le pire.
Le loup qui avait une faim de loup ne se contenta pas de manger les chevreaux, il les goba tout rond. Gloup! Sans les mâcher, sans les déchiqueter. Il les avala comme la baleine avale Gepetto dans le conte de Collodi. Les six chevreaux se retrouvèrent vivants dans le ventre du loup. C’est une naissance à l’envers. Ils étaient entassés, écrasés les uns sur les autres, mais vivants.
Dis, Émylie, c’est moi ou ça n’a aucun sens? Six chevreaux de 20 kilos chacun, même pour un loup qui en pèse 80, c’est contre-nature. De plus, à quoi lui servent ses crocs, au loup, s’il avale tout rond ses proies? Et pourquoi les acides gastriques ne font-ils pas leur boulot? À quoi lui servent aussi son intelligence et sa ruse, s’il n’est pas foutu d’aller digérer son repas dans un endroit reculé et connu de lui seul? Comble de la sottise (ou de l’épuisement, c’est lourd à porter 120 kilos…), il s’endort dans le pré juste à côté de la maison de la chèvre. Quand celle-ci l’aperçoit, elle entreprend de délivrer ses petits. N’écoutant que son courage, elle lui ouvre le ventre avec un couteau. Le loup ne s’en rend même pas compte… Il continue de dormir! Moi, si on m’ouvrait le ventre au couteau, je crierais, et pas au loup, si tu vois ce que je veux dire.
Le loup des steppes n’est pas un loup. Jean Leloup non plus.
C’est comme pour l’histoire des trois petits cochons. Il y a un truc que je ne comprends toujours pas. C’est dans la version de Walt Disney, son film d’animation de 1933. Tu l’as sûrement vu sur YouTube.
On connaît tous l’histoire, pour invraisemblable qu’elle soit. Trois cochons entreprennent de se construire une maison : le premier la fait de paille, le deuxième, en bois et le dernier, le plus travaillant, avec des briques. Un beau résumé de l’histoire de l’humanité, si tu me demandes mon avis. Puis, un loup affamé survient. Il porte un pantalon usé, rapiécé par endroit, qui tient par des bretelles. Son chapeau noir et gris est vissé sur sa tête. Il tient dans ses mains un sac de voyage. Il a tous les traits du hobo. C’était au moment de la Grande Dépression. Plus personne ne mangeait à sa faim.
Le loup s’attaque aussitôt au premier cochon qui se réfugie dans sa maison de paille. Le loup souffle de toutes ses forces et les parois s’envolent. Le petit cochon se réfugie chez son frère dans sa maison de bois. Rusé, le loup se déguise en brebis, pour convaincre les frères de lui ouvrir la porte. Mais le plan échoue et il doit se contenter à nouveau de souffler de toutes ses forces pour détruire la maison. Quelle force de la nature tout de même! Les rondins et les branches se dispersent et les deux cochons courent se cacher dans la maison de briques de leur frère. Cette fois, le pavillon résiste. Le loup souffle si fort qu’il en perd ses vêtements! Lui, déjà vagabond, retourne à l’état sauvage. Époumoné et nu, mais toujours aussi rusé et affamé, il entreprend d’entrer par la cheminée. Mais, le petit cochon l’attend de pied ferme. Il a avivé le feu dans l’âtre et, dans l’immense chaudron d’eau bouillante qui s’y trouve, il verse un jerrycan de térébenthine. Le loup tombe dans le chaudron, se brûle les fesses dans la térébenthine chauffée et ressort en hurlant par la cheminée. On le voit prendre ses jambes à son cou, ses fesses plaquées contre le sol.
Ce que je ne comprends pas, Émylie? C’est le rôle de la térébenthine. Pourquoi le petit cochon en ajoute-t-il? L’eau bouillante ne lui suffit pas? Est-ce à cause des propriétés antiseptiques de cette huile essentielle? Ou en raison de l’irritation pulmonaire qu’elle peut provoquer? Le loup en a le souffle coupé, c’est certain… Mais pourquoi les vapeurs n’incommodent-elles pas les cochons? Pourquoi le combustible ne met-il pas le feu à la maison? C’est de la térébenthine après tout.
Il était une fois une jeune fille qui avait vu le loup. Jeunes gens, fermez vos yeux! Quand on parle du loup, on en voit la queue. C’est la sagesse populaire qui nous le rappelle.
C’est l’hiver, il fait froid. Je n’ai pas le cœur à la fête. Je trouve que les loups ont le dos large. Mais ils jouent bien leur rôle. Ils sont dangereux, pourtant on parvient sans peine à les berner. On les a déjà presque tous tués, de toute façon. Leur menace est imaginaire.
Mais les loups, Emylie, les loups prennent de nombreuses formes. Et les plus dangereux ne se présentent pas sous leur vrai jour. Certains mangent des jeunes filles innocentes vêtues de chaperons aux couleurs éclatantes, ou des mères-grand alitées, sans oublier tous ces chevreaux, agneaux, lapereaux, cochons en nombre impair et quidams solitaires. Ceux-là, on les attrape aisément et les contes en font leur délice.
D’autres se cachent sous des loups et des vêtements griffés, leurs intentions bien enfouies dans les poches de leur veste de cuir et, sous le regard médusé des spectateurs, détruisent tout sur leur passage. Ils passent inaperçus et travaillent en toute impunité, transformant les quêtes en deuils. La volonté de puissance fait partie de leur ADN, pour emprunter un terme à la mode.
Pourquoi je te raconte tout ça, Émylie, au lieu de te laisser jouer au bébé avec tes amies? Il est vrai que tu m’as demandé de te raconter une histoire et que je ne l’ai pas fait. Je me suis esquivé, en te proposant le plus bref des contes : « Il était une fois un loup... fin. » Nous étions au théâtre, la pièce était sur le point de commencer.
Maintenant que le spectacle est terminé et les marionnettes, remisées, il me presse de t’avertir. Les loups, mon enfant, les loups ne sont pas de bon conseil. Il ne faut jamais les écouter.
Je te le dis sans retenue : si tu veux quelque chose, n’y renonce jamais. Si tu entreprends une quête, assure-toi de la mener jusqu’au bout malgré les obstacles, les dangers, les beaux parleurs, les reines des neiges, les sorcières aux dents grises et les tristes loups noirs. Et si, rendue au bout, l’ami recherché a déjà abandonné et ne veut pas repartir avec toi, ensorcelé par une geôlière froide et distante, surtout ne te décourage pas. C’est l’épreuve ultime, la plus difficile entre toutes. Tu ne peux te contenter de rejoindre ton ami dans sa prison, il te faut le délivrer, malgré ses résistances, sa volonté de ne plus bouger, son abandon. S’il fait la sourde oreille, tu ne dois pas l’écouter. Ramène-le de force, s’il le faut.
Le loup cynique te conseillera de tout laisser tomber, de renoncer à te battre pour récupérer ton ami. Il t’offrira de t’accompagner pour que tu ne sois pas seule sur le chemin du retour. Il te vantera les mérites du détachement. Mais, comprends qu’il veut que vous restiez séparés. Ensemble, vous pouvez le vaincre, tandis qu’isolés, vous restez des proies qu’il pourra gober tout rond.
J’ai enfin trouvé l’histoire que j’aurais dû te raconter, quand tu me l’as demandé. C’est une fable d’Ésope, le fabulateur grec. Une fable avec une morale, je t’avertis.
Ésope raconte que la guerre entre les loups et les chiens durait depuis des lunes. Les uns attaquaient par à-coups, les autres ripostaient sauvagement. Les combats étaient d’autant plus violents que les ennemis étaient des frères. Même museau, même esprit de meute, mêmes crocs acérés. Les loups des bois décidèrent qu’il leur fallait ruser s’ils voulaient enfin pénétrer dans l’enceinte protégée par les chiens où étaient rassemblés tous les troupeaux. Le plus suave d’entre eux se déguisa en page et se présenta à l’entrée du domaine. « Je suis venu vous tendre la main, dit-il. Nos combats ne peuvent plus durer. La faim nous tenaille tous et, pendant ce temps, vos maîtres s’enrichissent à vos dépens. Ils se moquent que nous nous entretuions. Ils en tirent un grand bénéfice. Et, pour vous monter contre nous, ils racontent d’innombrables histoires sur nos agissements, comme si nous étions ces êtres sanguinaires qui gobent leurs proies vivantes depuis l’aube des temps. Ne croyez pas ces fadaises. Ce ne sont que des balivernes pour faire peur aux gamins. Je vous sais plus malins que ça. »
Les chiens ne savaient trop quoi penser de cette ouverture. La guerre n’en finissait plus et la fatigue faisait vaciller leur résolution. Ils avaient aussi grande faim.
Le loup se fit encore plus insistant. « Pourquoi ne pas nous entendre comme des frères? Nous ne différons en rien, sauf en pensées. Nous vivons dans la liberté, c’est vrai, tandis que vous êtes asservis aux hommes. Vous portez des colliers et, dans l’abnégation, vous gardez leurs troupeaux. Rien ne vous y oblige. Venez nous rejoindre. L’air frais des grandes forêts est vivifiant. Il ne vous en coûtera rien et vous mangerez à votre faim. D’ailleurs, quand vos maîtres dînent, ils ne vous jettent que les os. Ouvrez-nous la porte, livrez-nous vos troupeaux et nous les mettrons en commun pour nous en rassasier. »
Après un long conciliabule, les chiens affamés prêtèrent l’oreille à cette ultime proposition. Et les loups, pénétrant enfin dans l’enceinte, égorgèrent d’abord les chiens.
Il ne faut jamais écouter les loups, dit Ésope, même quand ils se font charmeurs. Ce n’est jamais que leur ventre qui raisonne et on en paie vite le prix.
Il était une fois un loup...
Gervais, Bertrand. «Une faim de loup (tentative d’épuisement d’un conte)». Carnet Imaginer l'épuisement (2019-2020) Archiver le présent?, 2019. <http://www.archiverlepresent.org/entree-de-carnet/une-faim-de-loup-tentative-depuisement-dun-conte>.