«C’est l’ensemble du monde, aujourd’hui,
qui est mis en images et en spectacle.»
Marc Augé, Fictions fin de siècle
On assiste, depuis la deuxième moitié du vingtième siècle, à une accumulation étonnante de tentatives d’épuisement, qui témoigne de la très grande force symbolique de cette démarche. Il y a là une véritable poétique, une façon d’aborder le monde et ses objets en tentant d’en épuiser le sens, la forme ou le matériau même. Ces tentatives portent sur des lieux ou encore un temps, une journée ou une année, mais elles se cristallisent aussi autour de principes, d’événements, de corps, d’objets et de données.
Ces tentatives d’épuisement ne sont pas nécessairement liées à des dispositifs numériques, mais elles prennent place aisément dans une culture de l’écran, puisque le numérique en surdétermine le principe, en en multipliant de façon presque exponentielle les possibilités. Il est vrai que le numérique laisse l’impression que nous pouvons avoir une connaissance quasi-exhaustive du monde et de ses manifestations, du quotidien et de ses événements, de la vie de tous les jours et des lieux où elle se déroule. Que nous pouvons archiver des éléments de ce quotidien, pas seulement des traces ou des restes, mais des artéfacts, des images, des écrits, des mémentos de toutes sortes. En ce sens, le numérique donne au quotidien une présence; il nous le révèle, comme il n’a jamais pu l’être auparavant. Il nous donne un accès au monde, et au monde tel que nous pouvons l’expérimenter tous les jours.
C’est dans un contexte marqué par le numérique et sa gestion tentaculaire des données, que prennent place de nombreuses tentatives d’épuisement. Un épuisement complet est impossible à atteindre, il va sans dire, l’exhaustivité est une pure illusion, mais cette illusion nous permet de croire, ne serait-ce que sur un mode imaginaire, que nous pouvons maitriser le monde, du moins qu’il ne nous échappe pas entièrement. Elle assouvit notre soif de réalité.
L’idée d’une tentative d’épuisement est apparue nommément, en 1974, quand Georges Perec s’est installé place Saint-Sulpice à Paris et a entrepris de dresser la liste de tout ce qu’il voyait, les passants, les oiseaux, les camions, autos et autocars, les clients des cafés, les variations de température, tout ce qui pouvait être noté, les faits usuels de la vie quotidienne. Le texte a été édité en 1975 chez Christian Bourgois. Le projet de Perec n’était pas de rendre compte des faits historiques, dont témoignent déjà les monuments, mais «de décrire le reste: ce que l'on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n'a pas d'importance: ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages.» (1975)
Le texte de Perec est l’exemple canonique des tentatives d’épuisement d’un lieu, et il a laissé dans son sillage des vagues sur lesquelles de multiples entreprises se sont mises à surfer. D’autres tentatives d’épuisement d’un lieu sont apparues, de même que d’autres types de tentatives. Des tentatives d’épuisement d’un temps, d’un événement, d’une situation, d’un principe, d’un objet, d’un corps, des données et des dispositifs.
C’est à explorer ces tentatives d’épuisement qu'un Groupe de recherche, intitulé «Archiver le présent», est organisé cette année à l'UQAM (2016-2017) dans le cadre du doctorat en sémiologie et des programmes de maitrise et de doctorat en études littéraires. De nombreuses activités seront organisées, des invités viendront présenter leurs travaux, certaines séances seront enregistrées et diffusées sur le site ALN|NT2.
Les séances et les rencontres de travail du Groupe de recherche permettront de développer la taxonomie de la base de données, d’identifier le corpus, de rédiger les fiches du répertoire, d’explorer les diverses pistes d’analyse et d’interprétation de ces œuvres et, ultimement, d’assurer la réalisation du projet. Le groupe de recherche sera international. «Archiver le présent» implique à la fois la Chaire de recherche du Canada sur les arts et les littératures numériques de l’UQAM et le Labex ArtsH2H de l’Université Paris 8. La partie française du projet est sous la responsabilité d’Alexandra Saemmer.
Le carnet de recherche «Archiver le présent» est la première expression de ce travail collectif. Le carnet sera animé par Gina Cortopassi et moi-même, ainsi que par l'ensemble des étudiants et intervenants du groupe. La perspective se veut pluridisciplinaire, compte tenu de la diversité des pratiques impliquées. Le projet est de mettre sur pied dans un avenir rapproché un Environnement de recherches et de connaissances consacré aux tentatives d’épuisement, une base de données en ligne et en développement continu. On comprendra que le carnet de recherche n'est qu'une première étape de ce vaste programme.