«Ma proposition fondamentale, programme de toute ma vie, se traduit dans un processus de travail enregistrant une progression qui est à la fois un document sur le temps et sa définition. Une seule date, 1965, celle à laquelle j’ai entrepris mon premier Détail». (Opalka1965, s.d.: Statement)
Les Détails de Roman Opalka sont des tableaux, plus précisément des toiles verticales de 196 centimètres de haut par 135 de large. L'artiste y transcrit des nombres en blanc de titane, auquel il ajoute depuis 1972 1% de blanc de zinc. Ces nombres d'environ 5 millimètres de haut sont faits au pinceau de taille «no zero», de 1 à «l'infini» sur fond noir. Dans chacun des titres, on trouve la mention «Opalka 1965/1-∞» suivi de «Détail» ainsi que du premier et dernier nombre représenté dans le tableau. À ce travail de numération s'ajoutent des autoportraits réalisés à la suite de chaque Détail, des cartes de voyage, du papier à lettre de format A4 sur lequel l'artiste continue son projet lorsqu'il ne peut peindre, et des enregistrements vocaux (à partir de 1968) où l'on peut l'entendre prononcer les nombres en polonais au moment où il les peint. L'œuvre s'est interrompue le 6 août 2011 avec la mort de l'artiste, «le fini [étant] défini par le non fini» (Opalka1965, s.d.: Accueil). Elle est faite de 45 ans de travail, de 231 tableaux, du nombre 5 607 249.
Tout au long de cette œuvre, on peut identifier de nombreux éléments participant à une recherche d'exhaustivité. On y retrouve de manière évidente l'épuisement des données, en l'occurrence les nombres, dont la répétition quais obsessionnelle se remarque aussitôt. Épuisement aussi d'un objet, la toile, qu'il sature et exploite de manière systématique. Épuisement d'une situation, la pratique artistique en elle-même, extrêmement codifiée et circonscrite à un programme, à un ordre, à des techniques bien précises, impliquant un investissement de temps monumental. Aussi et surtout, plus que tout autre, un épuisement du temps. L'immense travail de numération qu'effectue Opalka, résultat de sa «recherche d'une idée artistique qui vaille la peine d'être accomplie» (Opalka, 1992: 15), sa «raison de vivre» (Opalka, 1992: 15), c'est avant tout le désir de retranscrire dans la toile un temps irréversible: «Le temps dans sa durée et dans sa création et le temps dans notre effacement, être à la fois vivant et toujours devant la mort» (Opalka1965, s.d.: Démarche).
Détails, Roman Opalka, photographie de Francesco Allegretto, Galerie Michela Rizzo
S'il y a une volonté d'inscription du temps, on peut cependant se demander de quel temps il s'agit, la notion de temporalité pouvant être problématique lorsqu'il est question de peinture, comme le mentionne Bernard Lamblin dans Peinture et temps: «S'il est en esthétique une évidence, c'est bien, semble-t-il, celle qui s'attache à l'idée que le temps est profondément étranger aux créations du peintre, du sculpteur, de l'architecte» (Lamblin, 1987: 1). Alors qu'il est évident pour tous que l'œuvre peinte est toujours soumise au passage du temps, que sa création correspond à un moment précis de l'histoire et que la création prend forcément un certain temps, jusqu'au 20e siècle encore, de nombreux philosophes, historiens et esthéticiens s'arrêtent à ces trois aspects comme seules traces d'une possible temporalité de la peinture. Les arts de l'espace s'opposeraient ainsi aux arts du temps, «opposition [qui] a pour elle, en première apparence, tous les signes de l'évidence» (Lamblin, 1987: 14). La distinction entre formes spatiales et temporelles pourrait même aller plus loin encore, comme chez Gisèle Brelet dans Le Temps musical, où la musique est plus à même de traduire «la richesse de l'intériorité spirituelle» (Lamblin, p. 17), que la peinture: «L'œuvre plastique [étant] un objet, l'œuvre musicale n'[étant] pas un objet» (Lamblin citant Brelet, 1987: 17). La temporalité serait donc liée à la subjectivité; la spatialité à l'objectivité. Lamblin, qui se positionne quant à lui farouchement contre cette dichotomie, propose deux principales relations que la peinture peut entretenir avec le temps, soit le «caractère temporel de la perception esthétique de la peinture» (Lamblin, 1987: 4) relatif à la réception de l'œuvre, et les «problèmes posés par ce temps figuré ou suggéré» (Lamblin, 1987: 5), concernant une «impression de temporalité déterminée» (Lamblin, 1987: 5) mais aussi «ce qu'elle représente et [...] les moyens qu'elle utilise pour le représenter» (Lamblin, 1987: 5). Ignorer ces aspects temporels de la peinture serait selon l'auteur «les appauvrir et se priver d'en appréhender une dimension essentielle» (Lamblin, 1987: 6). Ainsi, la temporalité ne serait pas étrangère à la peinture et pourrait même entrer dans un rapport encore plus étroit avec elle, alors que, comme le mentionne Jean-Marc Ramos, «[l'art] peut aussi proposer une autre version du temps» (Ramos, 2011). L'œuvre d'Opalka, transcrivant par la numération le passage du temps, témoigne de manière évidente d'une temporalité de la peinture. Si ces premières considérations permettent de saisir un peu mieux la place que peut occuper le temps dans la peinture et dans l'œuvre de l'artiste, elles ne sauraient cependant suffire.
Détails. Si, dans les dictionnaires, la première définition du détail fait référence au commerce, le détail étant ainsi «une partie taillée dans un ensemble dont il a ensuite été retranché» (Wicky, 2010: 35), la seconde acception du terme, que l'on retrouve notamment dans le dictionnaire de l'Académie française, est intéressante en ce qu'elle «témoigne de ce que le sens commun reconnaît, dans l’acte de raconter, la liberté de choisir et d’isoler des éléments du réel pour les faire entrer dans le récit. Le détail d’un récit découlant d’un découpage indique ainsi l’action d’une volonté individuelle», comme le mentionne Ericka Wicky dans «La notion de détail et ses enjeux (1830-1890)» (2010: 35-36). Le détail s'opposerait ainsi au fragment, par exemple, qui lui ferait référence à «un reste, le résidu d’un tout disparu; il n’a pas fait l’objet d’une opération volontaire et n’existe que par l’absence de l’ensemble auquel il était rattaché» (Wicky, 2010:36). Un problème surgit alors. La notion de détail ne saurait pourtant faire référence à la sélection précise des nombres devant se retrouver sur chacun des tableaux, ces derniers correspondant simplement à l'ordre chronologique et à la quantité, variable, de ces nombres pouvant entrer dans chacun des tableaux. De la même manière, en partant de notre définition, les tableaux ne sauraient être des détails les uns par rapport aux autres, étant plutôt des fragments, dus à l'aspect imprévisible de la démarche. Certes, en repartant de la définition du «détail-dettaglio» de Daniel Arasse (Arasse, 1992), on peut toujours faire de tel ou tel aspect un détail; mais en sondant la notion de détail, au sens de découpage subjectif de l'artiste, on peut accéder à une nouvelle compréhension du temps représenté dans ses tableaux: le temps dans les tableaux d'Opalka devient trace d'un temps propre à l'artiste, des détails du temps, un découpage subjectif, un temps personnel qui, contrairement au problème précédemment mentionné de l'impossibilité du temps en peinture, ne peut être rendu que par la peinture.
Autoportraits, Roman Opalka, Site officiel
Dans chaque tableau, on peut ainsi retracer la progression du travail de l'artiste, simplement par la lecture des nombres et le sentiment de temporalité (Lamblin, 1987: 6) qui se construit à travers eux. De la même manière que l'œuvre est «à la fois un document sur le temps et sa définition» ( Opalka1965, s.d.: Statement), la finalité rappelle le travail se faisant, l'œuvre matérialisant le temps vécu, la vie que le peintre y a investi. C'est d'ailleurs ce dont ses autoportraits témoignent: «ce que je nomme mon autoportrait, est composé de milliers de jours de travail. Chacun d'eux correspond au nombre et au moment précis où je me suis arrêté de peindre après une séance de travail» ( Opalka1965, s.d.: Autoportraits). Comme les nombres qu’il peint, ces autoportraits témoignent de ce temps qui passe, irréversible comme il l’est pour nous tous: alors que les chiffres s’y répètent sans cesse dans des nombres qui sont toujours différents, l’artiste y demeure toujours le même, tout en étant différent. Le temps dans la toile désigne le passage du temps et ses effets sur l'artiste. D'un portrait à l'autre, des rides se creusent sur son visage, ses cheveux blanchissent, jusqu'à ce qu'il semble se confondre avec le fond blanc du décor. Puisque, depuis 2008, l'artiste peint blanc sur blanc, ce fond, c'est donc aussi son œuvre. Paradoxalement, il disparaît dans son œuvre, alors qu'elle est de plus en plus chargée du temps qu'il y a mis. Les enregistrements sonores, intégrés en 1968 au projet, ajoutent une nouvelle dimension temporelle à l'œuvre: sa voix énonce les chiffres qu'il peint au moment où il les peints.
Autoportraits, Roman Opalka, Site officiel
Le temps peint ne saurait donc être le temps qui passe en général, hors de l'art, notre temps partagé. La notion d'infini, rappelée dans chacun des titres des tableaux d'Opalka devient à cet égard problématique. Si l'artiste investit sa vie dans son œuvre, le temps qu'il transcrit est inévitablement celui de son vieillissement, celui de sa mort. Pour quelle raison alors identifier l'infini (∞) comme date de fin à son œuvre, quand il sait d'avance de quelle manière elle se terminera? L'infini ne saurait être l'indéterminé, le temps représenté a forcément une limite, une fin.
Le détail redevient intéressant en ce qu'il permet de saisir la position de l'artiste face au temps et à l'art. La finitude de l'œuvre n'a de sens que parce qu'elle témoigne d'une prise singulière sur le temps infini. La capture de l'infini, par le travail de numération fait dans les Détails et les découpes subjectives du temps qu'il implique, crée ce temps que l'on retrouve matérialisé dans son art. Ses tableaux donnent ainsi à voir le temps, son temps à lui, médiatisé: «All the machines we know of, the clocks, "tell" the time, but I "show" time, and that is something entirely different. This is the painterly solution to the question concerning what a visualization of time might be» (De Jongh, 2010: 92).
Dans L'Œil et l'Esprit, Maurice Merleau-Ponty distingue d'entrée de jeu l'art de la science, cette dernière devant se situer hors du sujet: «La science manipule les choses et renonce à les habiter. Elle s'en donne des modèles internes et, opérant sur ces indices ou variables les transformations permises par leur définition, ne se confronte que de loin en loin avec le monde actuel» (Merleau-Ponty, 1985: 9). Ce que l'art aurait de plus que la science, c'est la perception: «Le peintre "apporte son corps", dit Valéry. Et, en effet, on ne voit pas comment un Esprit pourrait peindre. C'est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture» (Merleau-Ponty, 1985: 16). Cette vision, absente de la science mais essentielle à l'art, c'est la subjectivité, l'expérience vécue. C'est ainsi que le temps dont traite Roman Opalka ne saurait être que celui d'une horloge. La temporalité de Détails est plus que ce temps, elle devient un temps vécu à travers l'art. C'est le temps dans ce qu'il a de plus intime à offrir.