Au fur et à mesure qu'une forme d'art prend de l'ampleur et que des œuvres sont produites, la proportion qu'il est possible d'appréhender pour une seule personne se réduit de plus en plus. Le cinéma n'a encore qu'une petite centaine d'années et pourtant l'Internet Movie Database comporte déjà plusieurs millions d'entrées. À coup de plusieurs heures par film, c'est une quantité impossible à regarder, même en l'espace d'une vie, et le nombre augmente encore continuellement. Et si on pouvait regarder l'entièreté d'un film en l'espace d'un regard, cela ne nous rendrait-il pas la tâche plus facile? C'est ce que propose MovieBarcode, un projet Tumblr anonyme qui condense les classiques du cinéma en une seule image, en ne gardant de chaque image qu'une unique rangée de pixels, qui sont ensuite mis bout à bout pour former le "code-barres" du film. L'archive du blogue, qui possède jusqu'à maintenant plus de 1200 titres ayant tous subi le même traitement, permet donc de «regarder» un grand nombre de films, pour la plupart des classiques, dans un très court laps de temps, rendant ainsi théoriquement possible l'épuisement superficiel du répertoire.
En réduisant ainsi le film à une simple image statique, la dimension temporelle en est évacuée, et regarder un film ne prend plus que quelques secondes. Évidemment, cela ne se fait pas sans quelques compromis, principalement l'évacuation complète de toute notion de représentation. Le film devient complètement abstrait et l'image se retrouve vidée de tout sens, ne représentant plus rien qu'une série de lignes colorées. De ces lignes, peu d'information subsiste, sinon un agencement de couleurs qui se superposent. On pourrait croire que cela évacue complètement toute possibilité d'en retirer quelque chose, mais quelques éléments subsistent: les films d'animation sont généralement beaucoup plus colorés que les autres, des différences de luminosité peuvent indiquer un changement drastique dans l'environnement et sa représentation, les films en noir et blanc montrent moins de changements, etc. Sans surprise, le film La Matrice est presque entièrement noir et vert, alors qu'Aladin est une suite de mauves, roses et bleus et Le fabuleux destin d'Amélie Poulain est beaucoup plus lumineux que la moyenne, principalement dans des tons de doré et de vert. On peut ainsi réaliser l'importance du traitement de la couleur dans l'élaboration des ambiances générales d'un film, puisque l'évacuation des autres éléments d'information vient la mettre en valeur, alors qu'autrement elle serait éclipsée par le dialogue ou l'intrigue.
Le véritable amateur de cinéma saura peut-être, avec un peu de chance, reconnaître à travers ces codes-barres colorés certaines scènes qu'il aura déjà vues dans les films avec lesquels il est le plus familier. Cela renverse cependant complètement le principe premier du projet, puisqu'il faut alors bien connaître le film pour en reconnaître la séquence avec aussi peu d'information disponible. Devient alors possible un jeu à travers lequel l'observateur va tenter de mettre à l'épreuve ses propres connaissances, à se mesurer à l'image pour tenter de retrouver la forme originale à partir de sa propre mémoire et du contenu complètement déformé.
À travers cette double présentation, pour le néophyte et pour le connaisseur, le projet arrive à réconcilier deux formes de consommation d'un produit culturel dans une seule et même image: la consommation superficielle («Oh! les jolies couleurs!») et la consommation en profondeur, d'après une connaissance approfondie de l'objet.