À chaque rentrée culturelle depuis neuf ans, le centre d'artiste Eastern Bloc lance le festival Sight & Sound. C'est sous le thème PER CAPITA, succèdant à SCIENCE FACTION (2014) et à HYPERLOCAL (2015), que les artistes canadiens et internationaux de l'édition 2016 sont réunis. «PER CAPITA met en lumière l’un des phénomènes actuels à la croissance la plus fulgurante: celui de l’économie de partage, ou de la consommation collaborative,» nous annoncent les commissaires dans le texte de présentation de la thématique. En plus des nombreuses performances, des ateliers et des conférences, Eastern Bloc expose sept oeuvres dans ses espaces au 7240, rue Clark. Les oeuvres mettent en scène et réfléchissent, parfois implicitement, aux problématiques qui animent le groupe de recherche Archiver le présent. Nous nous attardons dans ce billet à deux oeuvres sur l'ensemble, mais d'abord, quelques mots sur la démarche créative des artistes de l'exposition.
En incorporant les plateformes et les réseaux de partage du savoir et de l'information dans leur pratique artistique, les artistes de PER CAPITA mobilisent des quantités incroyables de ressources, transformant toute oeuvre en entreprise monstrueuse, ouverte et potentiellement infinie. Les ramifications réseautiques des oeuvres sont difficiles à conceptualiser tout comme leurs devenirs, sujets aux variations permises par le système. Les artistes posent ici les balises et les contraintes d'actions collaboratives prises en charge par les membres, souvent anonymes, de la communauté d'internautes. Ils sont ici les instigateurs d'une performance en réseau dont ils posent les paramètres et les conditions préalables au moyen de dispositifs et de programmes; mentionnons à cet égard l'entretien d'un jardin communautaire cybernétique (Pure Water Touching Clear de Craig Fahner), la création collective d'un fantasme sur mesure (Laborers of Love / LOL de Stephanie Rothenberg et Jeff Crouse), la transmission de répliques lors d'une date à la manière d'un souffleur (Social Turkers de Lauren MCCarthy) et la prise en charge philanthropique d'une plante via Twitter (Planthropy de Stephanie Rothenberg).
Si le thème de l'exhausitivité traverse la majorité des oeuvres, c'est l'oeuvre Print Wikipedia de l'artiste Michael Mandiberg qui s'inscrit le plus explicitement dans la problématique du groupe de recherche. La première ligne du cartel résume succintement la démarche de l'artiste: «"Print Wikipedia" est à la fois une visualisation utilitariste de la plus grande accumulation de connaissances humaines, et un geste poétique vers la futilité de l'échelle du "big data".» En effet, l'oeuvre fait voir une bibliothèque sur deux murs adjacents dont tous les livres appartiennent à la même collection encyclopédique, soit «Wikipedia». Les dos des ouvrages, tous blancs, sont numérotés et renvoient au mode classique de classement par lettres (par exemple ANT-APA). Deux étagères ressortent littéralement de la tapisserie, sur lesquelles sont déposés des ouvrages que le public n'est pas invité à consulter. Cette mise en relief souligne la deux-dimensionnalité de la bibliothèque et sa nature de simulacre. Mandiberg choisit donc une stratégie purement représentative; il commente sur l'économie du savoir par l'entremise d'une installation qui fait appel à l'imaginaire de l'exhaustivité. C'est en tablant sur la répétition du «même», une semblance troublée par d'infimes différences, que l'illusion d'exhaustivité opère dans cette oeuvre au dispositf somme toute assez simple.
L'oeuvre Networked Optimization (300 Wpm) de Sebastien Shmieg et Silvio Lorusso contribue également à la réflexion, mais cette fois-ci, tacitement. L'installation consiste en trois trépieds sur lesquels reposent des tablettes. Sur fond blanc se succèdent des mots qui font des phrases toutes droits sorties d'ouvrages de psychologie populaire. Ces phrases ont été moissonnées des bases de données d'Amazon et ont été spécialement sélectionnées par l'algorithme du géant américain à chaque fois que les usagers d'Amazon Kindle ont surligné un passage. Certains de ces passages ont été surlignés plus de 3000 fois (voir site de Sebastien Shmeig)! Les artistes ont donc récupéré ces données et les exposent en galerie, isolées des ouvrages auxquels les passages appartiennent. Il en ressort une suite de citations, de celles que l'on retrouve sur Facebook, nous encourageant à être mieux, meilleurs. Plus besoin de lire les livres en entier, les artistes se proposent de simplifier la lecture, ou plutôt de l'optimiser, grâce à un processus d'extraction de données. Il est intéressant de s'attarder à cette notion de «simplification» puisque les ouvrages de psycho-pop procèdent eux-mêmes à une banalisation des théories et des concepts de la psychologie. L'optimisation du titre fait donc écho aux processus techniques qui sous-tendent l'oeuvre et au contenu exposé, soit ces phrases pour améliorer nos vies quotidiennes.
L'illusion d'exhaustivité se révèle au moyen du défilement sans interruption des citations sur les trois écrans. Tous les proverbes populaires semblent rassemblés et ce qui se révèle de cet ensemble, c'est l'étrange similitude de chacune des unités. On décèle, à l'instar de l'oeuvre de Mandiberg, une poétique de la répétition ou de la récurrence qui tend à évoquer l'exhaustivité. Mais dans Networked Optimization (300 Wpm), cette quantité d'information et la systématicité du processus créateur ne crée pas un effet de complexité ou d'immensité (contrairement à l'oeuvre Les pages-miroirs de Rober Racine). C'est plutôt une image deux-dimensionnelle et nivelée du monde que nous renvoie la base de données de Shmeig et Lorusso.
Les deux oeuvres partagent donc une esthétique de la répétition qui chez l'un connote l'excès et la diversité, et chez l'autre, la mise à plat et l'uniformisation.