La plateforme de microblogging et réseau social Tumblr fonctionne selon un principe de base où chaque utilisateur peut créer du contenu original qui apparaît sur sa page, mais peut aussi «rebloguer» du contenu provenant d’autres pages d’une manière simple et rapide qui respecte la source de ce contenu en insérant non seulement le billet reblogué, mais également sa source primaire, créant un vaste réseau où il est possible de suivre la trajectoire d’un billet grâce à ses «notes», une sorte de registre où sont listés tous les blogues ayant partagé ou réagi à un certain contenu. Cette structure n’est pas sans rappeler celle de l’encyclopédie telle qu’en parle Christian Besson dans son texte «L’œuvre et l’interprétant», car Tumblr et sa structure deviennent rapidement labyrinthiques, multipliant les interprétations possibles d’un même contenu:
Parcourir tous les raccords de l’encyclopédie, comme nous y invite Eco, c’est parcourir un réseau fait de lectures et de références, de livres et de bribes de livres et passer de l’un à l’autre guidé par des connexions singulières, selon des associations motivées par l’objet de l’interprétation. (Besson: 2006)
À travers les dédales presque infinis du site, plusieurs micro-communautés se forment en développant collectivement une sorte d’esthétique qui les rend facilement reconnaissables, dont les «studyblr», sujet qui nous intéresse ici.
Bien que la notion de studyblr puisse être très vaste et adaptée selon chaque membre, l’idée générale de cette communauté est de regrouper sous certaines étiquettes (outre #studyblr, on retrouve également les mots-clics studyspo, studyspiration et autres mots-valises) une communauté dont la principale caractéristique commune de ses membres est d’être étudiants. L’idée principale est de partager des trucs d’étude, des méthodes de prise de notes, de faire la promotion de saines habitudes de vie et de briser l’isolement souvent causé par les études intensives (d’où l’abondance de studyblrs d’étudiants dans des domaines scientifiques, notamment médicaux). Malgré la multitude de blogues consacrés à ce thème, la structure «anonymante» de Tumblr ainsi que la nature même de la vie quotidienne d’étudiant qui est souvent ponctuée des mêmes tâches et des mêmes lieux font en sorte qu’une certaine esthétique de la répétition se développe rapidement. Ainsi, les billets retrouvés dans la communauté studyblr, ou du moins ceux qui bénéficient d’une vaste étendue de notes, correspondent souvent à un mode de vie qui devient rapidement idéalisé, puisqu’enviable ou en apparence plaisant, où les espaces de travail sont bien rangés, les sacs d’école suédois, la papeterie japonaise et le café omniprésent.
Le plaisir par l’épuisement des formes
Les stéréotypes sur ce à quoi ressemble la vie d’un étudiant sont nombreux. Les studyblrs ne sont pas sans en perpétuer quelques-uns, mais misent plutôt sur une facette positive de l’étude, car l’objectif de ces blogues est de motiver ceux qui les visitent. Ainsi, les utilisateurs, en plus de passer une grande partie de leur vie à se concentrer sur leurs propres études, surfent dans leurs temps libres afin d’observer les diverses représentations des moments d’étude d’autres étudiants, le but étant toujours, du moins en surface, de promouvoir les aspects positifs des études: le plaisir d’apprendre, les perspectives de dépassement de soi et la capacité de voir les résultats à long terme d’un mode de vie sain. En plus des images, les commentaires et descriptions laissés par les internautes de cette communauté conduisent presque toujours à voir le côté positif du travail et véhiculent généralement des représentations candides des périodes d’étude.
Cette reprise quasi systématique des grands thèmes de la vie d’étudiant ramène sans cesse au même type d’image, aux mêmes filtres numériques et font la renommée de certains blogs qui deviennent essentiellement des stars de la communauté. S’installe donc progressivement une certaine culture du remix (Gervais: 2015), ou du moins de duplication-pastiche, où des environnements semblables en presque tous points sont reproduits, multipliés et partagés sans arrêt par les internautes studieux aux surnoms eux-mêmes consacrés à cette action qui définit leur identité sur le réseau social (par exemple Studying-Student, Study Hard Live Better, The Organised Student).
L’ironie
Là où la pratique studyblr insuffle des réflexions intéressantes, c’est notamment par sa tendance à la reproductibilité qui modifie le rapport à l’espace. En effet, certains utilisateurs, toujours à la recherche d’une certaine originalité de contenu dans un éventail de possibilités assez restreint, prolongent leur recherche esthétique en déplaçant leur lieu d’étude dans divers endroits, certains compréhensibles (cafés, bibliothèque, lieux publics extérieurs), mais d’autres plus étranges, voire parfois complètement absurdes, notamment en ce qui concerne le lieu de travail sur le plancher ou dans le lit. Bien que cette dernière option semble au premier regard parfaitement acceptable, si on parvient à omettre le problème du manque évident d’ergonomie, les modifications qui y sont apportées par l’ajout d’items (breuvages, plantes, etc.) dans le lieu de travail et le caractère scénarisé brisent l’illusion de naturel qui devrait normalement être produite.
Le rapport au temps est lui aussi particulier lorsque l’on s’intéresse de près à la communauté studyblr. En effet, comme les publications portent généralement sur une glorification de l’acte d’étudier (et paradoxalement le besoin de prendre soin de soi et donc de se détendre), le moment quotidien partagé n’est pertinent que dans la mesure où il se relie à ce que l’on pourrait associer à la ligne éditoriale du blogue. Ainsi, plus souvent qu’autrement, les studyblrs consacrent l’entièreté de leurs publications aux études ou du moins au milieu scolaire, refermant la communauté sur elle-même. Les répercussions sont nombreuses mais certains problèmes resurgissent toutefois, influençant le rapport au temps. En effet, les vacances scolaires correspondent à des temps morts de la communauté, forçant les blogueurs souhaitant demeurer actifs à prolonger ou reconcevoir l’action d’étudier, s’accordant par le fait-même moins de repos.
De plus, la fin des études et l’obtention d’un diplôme peut devenir problématique pour un blogueur devenu populaire dans la communauté, celui-ci ne disposant plus de potentialité de production de nouveau contenu original. Confrontés à cette situation, les blogueurs étendent leur «mandat» à la production d’items liés au domaine scolaire, notamment les outils de planification.
Le plus grand paradoxe lié à la gestion du temps chez les studyblrs est toutefois la participation à la communauté en tant que telle. En effet, bien que celle-ci promeuve des objectifs sains liés à l’éducation tels que ceux nommés plus haut, il demeure toutefois que lorsque les utilisateurs reblogguent, clavardent, créent des «masterposts» suggérant des techniques d’étude, organisent leur papeterie ou prennent le temps de rendre leur espace de travail visuellement plaisant, ils ne sont de toute évidence pas en train d’étudier. Ainsi, bien que cette communauté ait comme but de contribuer à la motivation des étudiants dans leurs tâches quotidiennes, sa nature fait d’elle un divertissement, une structure supplémentaire et potentiellement une source de stress pour ses membres, qui se lancent dans des défis tels que «100 days of productivity» ou vont parfois jusqu’à documenter (presque) chaque étape de leur journée pour alimenter régulièrement leur blogue.
https://uglystudies.tumblr.com/post/152562241009/28100-311016-happy-halloween-yall
La structure de la communauté studyblr sur Tumblr se conforme à l’idée de Benedict Anderson, paraphrasée ici par Lionel Ruffel, voulant que «les formes de communauté sont largement imaginées et imaginaires et se produisent dans un environnement médiatique particulier, un mediascape, qui suppose lui-même une forme de contemporanéité.» (Ruffel: 2004). Ainsi, les studyblrs réunis en communauté partagent une certaine réalité, une réalité qui dilate toutefois le temps extérieur au mediascape et qui conserve une certaine part de paradoxe.
Une contreculture studyblr?
L’ironie de la situation n’échappe toutefois pas à certains membres de la communauté, qui ont recourt à l’humour pour critiquer ses formes parfois très prescriptives.
http://study-inspirati0n.tumblr.com/post/152732947155/me-reblogs-studyspo-gives-advice-on-studying
Les possibilités créatives sont toutefois nombreuses dans cette plateforme, notamment dans le volet plus réactionnaire aux normes esthétiques habituelles. Alors que l’idée générale des studyblrs est d’apprécier l’acte d’apprendre et les efforts fournis, les blogues se moquant du mode de vie étudiant, et, sans surprise, plus particulièrement du domaine des études supérieures, se font de plus en plus nombreux (Shit Academics Say, What Should We Call Grad School). L’un d’entre eux est particulièrement intéressant, soit Lego Grad Student, par sa magnifique mise en récit d’une existence vécue silencieusement par de nombreux étudiants à travers le monde qui tentent de survivre à la structure parfois étouffante du milieu universitaire.
http://legogradstudent.tumblr.com/post/151710919986/trying-to-grade-sixty-papers-read-800-pages