Nous tenterons d’amorcer ici une réflexion sur les enjeux mémoriels que pose l’esthétique littéraire de l’épuisement. En effet, si, intuitivement, l’épuisement littéraire se conçoit comme une esthétique destinée au silence, à l’oubli et à la disparition, il est tout aussi possible de voir en elle la richesse et la pluralité d’une mémoire de la littérature qui s’est façonnée en traversant le 20e siècle. Nous allons aborder deux types d’écriture de l’épuisement: d'abord, celle du désœuvrement littéraire qui prend comme centre l’exténuation de la voix narrative, puis celle de l’archivage du présent qui se veut le lieu d’un épuisement du réel et du temps. Comment peut-on penser le lien qui existe en ces deux poétiques littéraires émergeant au tournant du 20e siècle? Comment envisager le potentiel mémoriel de ces poétiques, c’est-à-dire leur manière de s’inscrire dans le temps et l’histoire, malgré le principe d’effacement qu’elles portent en elles? Bien que les écritures du désœuvrement et de l’archivage travaillent la topique de l’épuisement de manière différente, l’émergence de cette esthétique dans le champ littéraire de la France de l’après-guerre n’est pas due à une rencontre fortuite entre des œuvres individuelles partageant un thème commun. L’apparition d’une constellation d’œuvres s’articulant autour du concept de l’épuisement n’est pas sans lien avec la situation historique de la littérature contemporaine.
Le tombeau de la littérature: mort, mémoire et vie des pratiques littéraires
L’esthétique de l’épuisement prend appui sur la thèse de la liquidation historique et épistémologique de l’idée de littérature, thèse à partir de laquelle se sont multipliés, au 20e siècle, les requiem critiques annonçant sa disparition. Le trope historique du tombeau de la littérature établit ici le socle commun à partir duquel il est possible de penser à la fois l’unité et les dissemblances des œuvres littéraires que l’on rattache à cette esthétique. Pour William Marx, c’est à partir de cette dissolution de la représentation unifiée du corps de la littérature, celui qui avait nourri les grands mythes littéraires du 19e siècle, que l’on peut voir apparaitre tout au long du 20e siècle les formes spectrales d’une littérature-autre, d’une littérature fragmentée et disséminée:
« Depuis la fin du XIXe siècle, la littérature n’a cessé de mettre en scène sa propre mort. [...] D’où le paradoxe, la mort de la littérature n’empêche pas la littérature d’avoir lieu. Et ce paradoxe a deux solutions non nécessairement incompatibles entre elles: soit cette mort est fictive, elle est jouée – et il importe alors de savoir comment elle l’est, par quel moyen, quels acteurs, sous quel maquillage, dans quelle lumière fantasmatique -; soit la littérature qui survit à sa propre mort n’est plus la littérature même, mais autre chose qui a pris sa place à l’insu de tout, son simulacre ou son fantôme encore ignoré » (Marx, 2005: 18).
À suivre de trop près l’argumentaire de Marx, nous pourrions croire que ces nouvelles formes littéraires ne sont que des succédanés, des ersatz fantomatiques issus d’un «âge d’or» de la littérature, maintenant révolu. La littérature de l’épuisement ne serait que le «spectre» désincarné et décadent d’une littérature qui, jadis, portait en elle la gloire et l’éclat d’un art unifié et total. Or, selon nous, le paradoxe du tombeau de la littérature – celui que l’esthétique de l’épuisement reconduit indéfiniment à travers ses différentes poétiques – se situe exactement à l’opposé de cette représentation dévalorisante de la littérature contemporaine.
L’aporie de la «mort» de la littérature prend forme au sein de la dualité qui existe entre la négativité radicale creusant sa tombe et la vie florissante des pratiques littéraires qui en découle. Proclamant incessamment son adieu, l’idée d’une «mort» de la littérature reconduit une vie et une mémoire culturelles du dire littéraire contemporain. Elle lui redonne un corps pour l’inscrire dans l’histoire non pas comme présence unifiée, mais comme la multiplicité et la diversité des pratiques littéraires qui constituent sa vitalité au présent. En ce sens, l’esthétique de l’épuisement recompose les possibilités mémorielles de la littérature à travers une dialectique de la crypte: celle-ci est le lieu où la littérature trouve sa «mort», mais aussi celui qui, à travers la multiplicité et la diversité de ses pratiques, lui permet de s’inscrire dans le temps et l’histoire comme mémoire. Or, comment se modulent justement les enjeux mémoriels des différentes poétiques littéraires de l’épuisement, en regard du statut spectral de la littérature contemporaine?
La littérature de l’épuisement: une poétique de l’exténuation narrative, une mémoire du sujet d’énonciation
Dans son ouvrage Vers une littérature de l’épuisement, Dominique Rabaté trace les contours d’une esthétique qui a fait de l’écriture littéraire du 20e siècle le lieu de son propre désœuvrement et de son propre effacement:
« L’épuisement est le programme esthétique d’une certaine époque de la littérature, à laquelle nous n’appartenons peut-être plus. Inventaire du néant beckettien, jeu pervers des combinaisons logiques et illogiques chez Borgès, neutre et désastre blanchotien, économie de la misère pour Michaux, ou stratégies de raréfaction chez d’autres sont les différents détours qu’explore l’écriture du milieu du vingtième siècle » (Rabaté, 1991: 11).
Poussés par une exigence commune de mettre à l’épreuve les limites du littéraire à travers l’expérience même du langage, les auteurs nommés par Rabaté ont su rendre palpable, dans leur œuvre respective, les grandes lignes d’une poétique qui cherche à exténuer le corps «spirituel» de la littérature. Le genre du «récit» qui prend comme centre l’errance d’un sujet d’énonciation incapable de saisir sa propre identité narrative est devenu, au tournant de la deuxième moitié du 20e siècle, le vecteur de cet épuisement. La voix narrative qui, dans l’esprit du roman du 19e siècle, était le support formel de l’énonciation et de la fiction est devenue dans ce type particulier de récit le lieu paradoxal de leur remise en question: «La voix narrative déborde du cadre de la fiction, elle l’envahit. Se prenant pour objet, elle scrute ses traces, elle conteste ses effets, se retourne sur et contre elle-même. Elle est objet et sujet, produit et production, présence et absence» (Rabaté, 1991: 9). Le récit de l’épuisement trace en lui-même l’incertitude de sa position énonciative. Il est le lieu d’une quête impossible du «dernier mot», celui qui viendrait réarticuler l’unité du sujet d’énonciation.
Pourtant, la limite à partir de laquelle la voix narrative est incapable de retrouver son point de départ ne représente pas la fin de l’écriture, mais bien plutôt son véritable commencement; son origine la plus profonde, sa source intarissable. La quête de la voix narrative pousse la narrativité à la répétition, au ressassement et au désœuvrement des possibles littéraires, mais articule aussi une pratique qui renouvelle le dire littéraire. C’est exactement dans cette dynamique ‒ entre le désœuvrement et le renouvellement du dire littéraire ‒ que se place l’œuvre de Maurice Blanchot. L’épuisement du sujet d’énonciation que met en scène l’écriture est à la fois ce qui représente l’exténuation de ses possibles, mais aussi ce qui le pousse au renouvellement de sa présence et de sa mémoire.
L’écriture harassée de Blanchot cerne de manière juste cette subjectivité autoréflexive que décrit Rabaté. Elle trace la narration tortueuse de ce retour impossible à la plénitude de son origine. Infiniment attiré par l’horizon de sa disparition et de son épuisement, le sujet narratif des fictions blanchotiennes recherche, en fait, le lieu insondable de son immémorialité. La poétique fictionnelle des récits blanchotiens se juxtapose ainsi à une mémoire du sujet qui garde en elle les traces d’une narrativité et d’une subjectivité-autre. Dès lors, c’est l’unité de la subjectivité narrative, mais aussi en filigrane la figure de l’écrivain moderne, qui ‒ disparaissant et s’effaçant ‒ se réarticule à travers la poétique de l’épuisement de Blanchot. De manière paradoxale, l’épuisement de la figure de l’écrivain moderne chez Blanchot ne correspond pas à la mort de l’auteur, mais bien plutôt à la réaffirmation de son mythe immémorial à travers l’affirmation de son anonymat.
Si l’œuvre blanchotienne fut, par sa poétique du désœuvrement et de l’épuisement, un refus radical de la mythification de la littérature, elle fut aussi, dans un même mouvement paradoxal, l’une des sources décisives du renouvellement du mythe de l’écrivain au 20e siècle. L’écriture fictionnelle de Blanchot, qui se veut le lieu où s’efface le sujet, n’est pas la simple négation de l’individu et de l’écrivain. Elle cristallise une poétique de l’épuisement à travers laquelle le sujet, loin d’être nié, retrace ses contours sous une forme spectrale et désœuvrée. La mémoire narrative de Blanchot, en lien avec sa poétique de l’épuisement, se forge au sein de ce «désir de disparaitre» qui a obsédé l’esprit du 20e siècle et qui a donné forme au mythe de l’écrivain anonyme, et nourri ainsi une grande partie de l’imaginaire romanesque de son temps. De fait, c’est à travers cette mémoire narrative de l’épuisement que s’articule la présence spectrale de la littérature du 20e siècle.
Tentative d’épuisement du présent: la mémoire de l’oubli chez Perec
À première vue, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Perec, qui sert d’amorce à notre compréhension de cette esthétique, semble se distinguer de la poétique du récit que cerne Rabaté dans son livre. Ce n’est plus la voix narrative ni le sujet d’énonciation qui sont les enjeux de l’épuisement, mais bien, tout simplement, la place Saint-Sulpice à Paris:
« Il y a beaucoup de choses place Saint-Sulpice, par exemple: une mairie, un hôtel des finances, un commissariat de police, trois cafés dont un fait tabac, un cinéma, une église […] un kiosque à journaux, un marchand d'objets de piété, un parking, un institut de beauté, et bien d'autres choses encore. Un grand nombre, sinon la plupart, de ces choses ont été décrites inventoriées, photographiées, racontées ou recensées. Mon propos dans les pages qui suivent a plutôt été de décrire le reste: ce que l'on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n'a pas d'importance: ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages » (http://www.desordre.net/textes/bibliotheque/auteurs/perec/saint-sulpice.html).
Le réel et le présent deviennent les objets centraux de la poétique matérialiste de Perec; la surface, à la fois matérielle et temporelle, que l’écriture tente de saisir dans sa totalité. Renversant la représentation classique de l’écriture littéraire, l’écrivain se présente moins comme un créateur que comme un recenseur qui cherche à saisir un instantané du présent. En outre, l’originalité n’est plus l’enjeu de cette tentative d’épuisement. La représentation canonique de l’écrivain, qui prend comme centre la topique de maitrise et d’inspiration artistique, se trouve radicalement remise en question par une telle démarche. La littérature n’est plus le lieu d’expression d’une singularité poétique, mais bien la mise en œuvre d’une pratique d’écriture qui s’affirme comme un acte de vitalité littéraire.
L’écriture de Perec devient ainsi le lieu d’une exhaustivité qui cherche à faire l’inventaire scrupuleux du réel. S’effaçant par l’effet de l’altération du temps, ce dernier devient l’objet d’une attention accrue. Or, c’est exactement à travers ce travail minutieux de catalogage des êtres et des choses que l’on peut saisir le caractère mémoriel de la démarche d’écriture de Perec. La tentative d’épuisement du réel est une tentative d’archivage du temps, une manière de garder en mémoire le présent d’un lieu. Bien sûr, la reconstitution scripturaire d’une telle mémoire du présent ne s’articule pas à la trame linéaire du grand récit historique. Ce qui intéresse Perec est le prosaïque, le quotidien et le banal qui, d’une certaine manière, forment les intervalles ambigus et obscurs constituant les marges de l’histoire. Ce qui, généralement, tombe dans l’oubli est mis en lumière par le travail systématique et méticuleux de l’écrivain. En ce sens, la poétique d’épuisement de Perec est une véritable mémoire de l’oubli, à savoir une mémoire qui garde en elle les traces de ce qui est venu à disparaitre à travers le passage du temps. En réaction à l’accélération du temps que suppose le présentisme de notre époque, cette poétique de l’épuisement se veut une tentative de reconfiguration des pratiques mémorielles qui, d’une certaine manière, cherchent à écrire l’envers du récit historique canonique. Elle cherche à écrire l’histoire d’un réel et d’un présent qui, inévitablement, sont toujours en train de nous glisser entre les mains.