Présentation de La Supplication de Svetlana Alexievitch et de la démarche littéraire de l’auteure.
Dans son livre La Supplication, l’écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch donne la parole à des survivants de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Pour elle, il s’agit de «reconstituer les sentiments, et non les évènements.» (Alexievitch, La Supplication, 1997, p. 30) Même si la notion de témoignage demeure au centre de sa démarche littéraire, l’auteure ne se considère pas comme une historienne, puisqu’elle n’écrit pas «l’histoire des faits mais celle des âmes.» (Ibid., p. 14)
Dans La Supplication, Svetlana Alexievitch procède de la même manière qu’avec tous ses autres livres: après avoir enregistré des centaines de témoignages, elle se soumet à un minutieux travail de sélection qui s’apparente au montage d’un film. Les témoignages recueillis par Alexievitch, écrits sous forme de monologues et de chœurs, sont divisés en trois chapitres. Les titres de ces chapitres (La terre des morts, La couronne de la création, Admiration de la tristesse) évoquent des thématiques communes à tous les récits qui les constituent. Chaque monologue possède cependant son propre sous-titre, ce qui indique, malgré l’expérience collective d’un même évènement traumatique, le caractère d’unicité des souvenirs qu’ils contiennent (Monologue sur une chose totalement inconnue qui rampe et se glisse à l’intérieur de soi. Monologue sur ce que nous ignorions : la mort peut être si belle).
La Supplication «ne parle pas de Tchernobyl, mais du monde de Tchernobyl. Justement de ce que nous connaissons peu. De ce dont nous ne connaissons presque rien.» (Alexievitch, La Supplication, 1997 p. 30) Ce monde inconnu nous est révélé par le biais des souvenirs de ceux qui ont vécu «ce mystère qu’il nous faut encore élucider» (Ibid, p. 30). À travers les consciences de ces survivants, nous y retrouvons leur incompréhension face à l’horreur invisible et mortelle des substances radioactives, mais aussi leur incrédulité à l’égard des magnifiques couleurs de leur beauté empoisonnée. Il y a ces souvenirs traumatiques d’enterrements massifs de tout ce qui se trouve à la surface du sol, y compris la terre elle-même, mais aussi les carcasses d’animaux fusillés, les potagers et même les maisons situés à l’intérieur de la Zone, pour empêcher la contamination. D’autres fragments de mémoires dévoilent l’incroyable refus par certains individus d’abandonner leur propriété enduite de radiations, et la volonté de fer de ceux qui cherchent à y retourner, malgré la présence des radiations. Aussi, en tant que lecteurs de La Supplication, nous sommes témoins de l’ampleur de la désinformation gouvernementale soviétique qui a suivi la catastrophe (l’explosion a eu lieu en 1986, quelques années avant l’effondrement de l’U.R.S.S. en 1991) et du fait que les mesures de secours mises en place par l’État pour évacuer la population furent beaucoup trop tardives. Finalement, et surtout, nous touchons aux âmes de ces femmes qui regardent, impuissantes, leur mari mourir dans d’atroces souffrances à l’hôpital, ainsi qu’à celles de mères ayant donné naissance aux «enfants de Tchernobyl», ces derniers étant victimes de multiples malformations congénitales.
Tout ce contenu biographique, empreint surtout d’horreur, mais aussi d’amour, se transmet par le biais des témoignages. Svetlana creuse les récits en rencontrant à plusieurs reprises de nombreux témoins et en leur demandant de lui raconter à nouveau leur histoire, jusqu’à ce qu’elle parvienne à toucher le moment de vérité : «je guette le moment où ils sont en état de choc, quand ils évoquent la mort ou l’amour. Alors leur pensée s’aiguise, ils sont tout entiers mobilisés. Et le résultat est souvent magnifique.» (Alexievitch, Œuvres, p. 14) En écrivant ces «vérités intérieures», Svetlana Alexievitch archive l’émotion à travers le temps.
Le couple temps-mémoire et lien avec Tarkovski
Effectivement, le temps est une notion essentielle au travail de Svetlana Alexievitch: «the issue of time is the most interesting one to me personally. Our memories are always strongly connected to it.» (Alexievitch, Writers in motion). Ce lien indéfectible entre les notions de temps et de mémoire rejoint les écrits théoriques du cinéaste russe Andreï Tarkovski (1932-1986), publiés dans son livre Le Temps scellé : «Le temps et la mémoire se fondent l’un dans l’autre comme les deux faces d’une même médaille. Il n’est pas de mémoire sans temps.» (Tarkovski, Le Temps scellé, 2014, p. 68) Les récurrences du couple temps-mémoire au sein de l’œuvre d’Alexievitch et des écrits théoriques de Tarkovski constituent donc le point de départ de notre lien analytique entre La Supplication et les pensées écrites du cinéaste russe (Le Temps scellé et le Journal 1970-1986). Il s’agira ici de débuter une réflexion sur l’archivage des émotions par Svetlana Alexievitch à l’intérieur même du temps tarkovskien. Définissons tout d’abord la conception tarkovskienne du temps avant de concevoir la manière avec laquelle nous pouvons l’associer à l’ensemble de l’œuvre d’Alexievitch, notamment dans La Supplication.
Le temps tarkovskien
La notion du temps est non seulement centrale à la vision du cinéma d’Andreï Tarkovski, mais elle se trouve aussi au cœur des éléments philosophiques éparses mais non moins importants qu’il partage au fil de ses écrits théoriques.
Globalement, le cinéaste soviétique conçoit le temps comme la «condition d’existence de notre «moi». Il est son atmosphère vitale.» (Tarkovski, Le Temps scellé, 2014, p. 67) Le temps apparaît donc ici comme un organe vital de l’instance psychique freudienne.
Tarkovski établit aussi de prime abord une distinction entre le temps linéaire, c’est-à-dire celui de l’histoire, et ce temps de la conscience que nous venons tout juste d’introduire, celui du «moi» et de la mémoire: «Je ne considère pas ici le temps linéaire, qui signifie avoir le temps de faire quelque chose, de réaliser tel ou tel acte, […] la conscience humaine est tributaire du temps. Elle n’existe qu’à travers lui.» (Tarkovski, Le Temps scellé, p. 68-69). Il y a donc, d’un côté, le temps de l’histoire qui est propre à l’existence du monde tel que nous le connaissons et tel que nous l’appréhendons, sans jamais pouvoir le contenir dans son infinité. D’une certaine manière, cette forme du temps nous paraît imperceptible, puisqu’elle se situe à l’extérieur de la conscience humaine. Ce temps du monde est celui à travers lequel l’être humain évolue d’âge en âge depuis les débuts de son existence, mais de façon passagère; comme il y eut des formes de vie qui apparurent sur notre planète avant même la naissance du premier être humain, il ne faut non pas associer le commencement de l’écoulement de cette forme linéaire du temps à l’origine de l’espèce humaine, mais plutôt à celle du monde. Nous pouvons aussi présumer que ce temps linéaire continuera d’exister et de s’écouler vers l’inconnu du futur même après la disparition de la conscience humaine. Face à ce temps linéaire se distingue le temps intérieur et propre à l’être humain, celui qui accompagne la naissance de la conscience au moment où un bébé sort du ventre de sa mère, et qui ne la quittera jamais, tout au long de sa vie. Le temps tarkovskien vit et meurt avec la conscience humaine.
Pour Tarkovski, cette forme du temps est de nature réversible, puisque nous pouvons remonter dans le temps en se remémorant nos souvenirs: «je voudrais faire porter l’attention sur la réversibilité du temps, considéré dans son sens éthique.» (Ibid. p. 69) Le terme «éthique» fait ici référence au rapport universel de causes à effets qui permet à l’homme de situer un phénomène empirique sur la ligne du temps linéaire de l’histoire: tout phénomène empirique peut ainsi apparaitre comme l’effet d’une cause à travers le temps. Cependant, pour Tarkovski, la capacité de l’homme à revisiter son passé par le biais de sa mémoire inverse ce rapport de causes à effets: «Tout effet nous amène à remonter à sa source, à ses causes. En d’autres termes, nous remontons le temps par la conscience.» (Ibid., p. 70) Le temps tarkovskien est donc un temps de la mémoire et de la conscience, non linéaire et réversible, à l’intérieur duquel gravitent les souvenirs d’un être humain.
Au moment où la mémoire d’un individu est sollicitée, le passé envahit le présent. Ceci étant, les émotions associées au passé et surgissant à l’intérieur du présent demeurent déterminées par les souvenirs. De plus, elles n’appartiennent au présent que momentanément, avant de devenir elles-mêmes des souvenirs et de rejoindre l’océan de la conscience, pour reprendre l’image tarkovskienne de Solaris. Effectivement, pour Tarkovski, «le passé détermine le présent», il est «plus réel, ou en tout cas plus stable, plus constant que le présent. Le présent fuit, glisse entre les doigts comme du sable, et n’a de poids matériel que par le souvenir.» (Tarkovski, Le Temps scellé, p. 69)
Maintenant, avant de définir la dernière et plus importante caractéristique du temps tarkovskien, revenons au cas de La Supplication. Nous avons dit en début d’analyse que Svetlana Alexievitch s’intéresse uniquement aux émotions des survivants. Évidemment, l’objectif principal de l’auteure est de dévoiler des émotions authentiques : «il est difficile de parler jusqu’à l’âme d’un homme, elle est encombrée des superstitions, des partis pris et des mensonges de son temps. De ce qu’on entend à la télévision, de ce qu’on lit dans les journaux.» (Fin de l’Homme rouge, p. 664) Pour toucher à ces «vérités intérieures», elle invite ses locuteurs à lui raconter leurs souvenirs, «parce que dans ses souvenirs, elle [la personne] met toute sa vie. Tout ce qu’elle est.» p. 667
Pour respecter cette authenticité émotionnelle, Tarkovski serait de l’avis que le locuteur, qui agit ici d’une certaine manière comme un artiste, puisqu’il «construit» un récit par le biais du témoignage, doit complètement assumer le caractère subjectif de ses perceptions de la réalité du passé: «je pense qu’il est impossible de parvenir à l’authenticité, à la vérité intérieure, ne serait-ce même qu’à une véritable ressemblance extérieure, s’il n’y a pas un rapport organique entre les impressions subjectives de l’auteur et la représentation objective de la réalité.» (Tarkovski, Le Temps scellé, p. 30) Les «vérités intérieures» de Tarkovski, qui font référence aux états d’âmes des êtres humains, correspondent chez Alexievitch aux émotions enfouies dans la conscience des locuteurs. Ainsi, afin de parvenir à transmettre des «vérités intérieures» sur l’être humain, l’auteure biélorusse doit s’assurer de l’authenticité de la perception avec laquelle les témoins lui partagent leurs souvenirs.
Dans les livres d’Alexievitch, ces perceptions subjectives se caractérisent essentiellement par un mélange de plusieurs espaces-temps qui cohabitent à l’intérieur d’un même témoignage:
«My interviews with the protagonists always refer to many times spaces. They include the time of the events we are discussing at the moment, the time of our interview, and the content itself, which concerns both the past and the future. Non-fiction literature, which is also a living entity, includes numerous time spaces, indeed.» (Alexievitch, Entrevue dirigée par Writers in motion)
Après avoir établi un rapprochement conceptuel entre les deux œuvres, il s’agirait maintenant d’établir un lien entre les notions d’espace-temps et de temps tarkovskien. En effet, ce n’est qu’après avoir déterminé un lien direct entre les récits de La Supplication et les écrits théoriques de Tarkovski que nous serons véritablement en mesure de poursuivre notre réflexion sur l’archivage des émotions à l’intérieur du temps tarkovskien, par Svetlana Alexievitch.