I wanted to capture the essence of only the sounds coming from the light. To me, sometimes, the quiet sounds from such lamps can become very noisy in a quiet and dark room. I made that cassette in order to help others imagine the distinct sound of the light coming from the lamp1.
En 1913, avec la parution de L’Art des bruits, Luigi Russolo a appliqué à la musique l’esthétique de la vie moderne telle que valorisée par son compatriote futuriste Marinetti. En 1948, Pierre Schaeffer forme l’expression «musique concrète» pour désigner le travail libre sur une source de sons (par opposition à la composition sur partition). En 1952, John Cage fait entrer le bruit ambiant dans la musique en imposant le silence à l’interprète de 4′33″.
Dans les années 1970, l’utilisation musicale du bruit quitte le domaine restreint de l’avant-garde savante pour entrer dans la musique pop: d’abord avec l’album séminal de Lou Reed, Metal Machine Music (1975), puis avec les expérimentations des Britanniques Throbbing Gristle et des Allemands Einstürzende Neubauten.
La musique bruitiste a atteint sa limite extrême au début des années 1990 avec les artistes issus de la scène noise japonaise. Que ce soit en utilisant les instruments traditionnels du jazz (Hijokaidan), des synthétiseurs modulaires (Merzbow), des cut-ups de rubans magnétiques (Masonna) ou même la destruction improvisée d’une salle de spectacle à l’aide d’une pelle mécanique (Hanatarash), les artistes japonais ont poussé la musique concrète au seuil du tolérable.
Dans le chaos de la scène Japanoise, l’artiste Aube (Akifumi Nakajima, 1959-2013) se démarque par sa démarche artistique. Alors que la musique noise se caractérise par la saturation totale du signal audio par tous les moyens possibles, Aube avait l’habitude de toujours indiquer, dans le matériel accompagnant le support sonore, la source de sons utilisée, et de n’employer pour chaque enregistrement des bruits d'un seul type d'origine2. Il s’agit pourtant de la même démarche: un ou plusieurs sons donnés sont modulés, filtrés, travaillés avec des effets de temps et de textures, renvoyés en boucle de rétroaction et traités à nouveau, jusqu’à les rendre méconnaissables.
Dans bien des cas, les sons servant à la construction de ses pièces sont produits par des éléments électroacoustiques traditionnels (oscillateurs, synthétiseurs, etc.), ou par la manipulation de diverses pièces métalliques dont les propriétés acoustiques sont maintenant connues3, ou encore recueillis par des enregistrements de terrain4.
Cependant, dans un nombre important d’enregistrements5, Nakajima trouvait sa source sonore dans des éléments de la vie courante d’une nature plus subtile que celle de l’enregistrement de terrain.
Il y a tout d’abord les objets manufacturés. Ainsi, certains albums sont composés à partir du grésillement d’ampoules et de fluorescents (Luminous, 1993; Flare, 1998), de téléphones (Aube / Knurl Split, 1997), du raclement de chaînes (Chain [Re] Action, 2005), de disquettes 5.25” (Data-X, 2002), et même de pages arrachées à la Bible (Pages From The Book, 1998). Contrairement à d’autres musiciens qui, en suivant une esthétique d'expérimentation post-capitaliste, pratiquent le circuit bending pour modifier la composition des consumer electronics, par exemple en réorientant les circuits intégrés d'un radio-réveil afin qu'il produise un bruit de façon autonome, sans synthoniser les ondes, la pratique de Nakajima est plus proche de la musique concrète en ceci qu’elle transforme, une fois donné, le son en lui-même, et non la façon dont la source le produit.
C’est pourquoi, sans doute, trouve-t-on également dans sa discographie des morceaux construits à partir d'éléments que l’on pourrait qualifier de «naturels», comme les battements du cœur (Cardiac Strain, 1997) ou l’eau (Flood-Gate, 1993; Flush, 1997 ; Ricochetentrance, 1999). La production ou l'origine de certains bruits sont «mystérieuses» cependant, comme les ondes cérébrales obtenues à l’aide d’un encéphalogramme (Evocation, 1998; Blood-Brain Barrier, 2000), ou encore les sons présents sur l’album double Comet (2006), dont le premier disque cite comme source la glace, et pour le second, l’espace (?)...
Aube, Aquatremble (vinyle 7", Stomach Ache Records, 1993), réédité sur l'album Flush (CD, Iris Light Records, 1997).
Comme pour toute œuvre d’art abstrait, quel que soit le médium, la musique bruitiste pose un problème de sémiotique. En effet, s’agit-il d’un signifiant sans signifié, puisque le vecteur de la communication est saturé jusqu’à en perdre le signal; ou plutôt d’un signifié sans signifiant, la force brute du son faisant office de représentation d’un ressenti dont l’intensité dépasse la possibilité de l’intelligibilité rationnelle?
La démarche d’Aube jette un éclairage nouveau sur la question. Tout comme le silence de Cage rend perceptibles les bruits de la salle de concert auxquels on ne porterait autrement pas attention, le travail d’Aube consiste à mettre au jour les bruits ambiants qui nous échappent. Par contre, là où Cage fait émerger le bruit par le contraste avec le silence, Aube amplifie le signal afin de mettre en relief la texture de ce qui nous entoure. Il nous rappelle, au-delà de la dialectique du signifiant et du signifié, la signification immanente de notre réalité matérielle.
- 1. Akifumi Nakajima, à propos de l’album Luminous: http://www.esophagus.com/htdb/aube/
- 2. On trouvera ici une discographie partielle sous forme de liste, avec mention de la source: http://rgnz.free.fr/aube/aubesolo.htm
- 3. On n'a qu'à penser, par exemple, aux instruments fabriqués avec de la ferraille par Einstürzende Neubauten
- 4. Le projet 365-2001, réalisé dans le cadre de l’exposition Art Calendar 2001 de la galerie Art Space Niji de Kyoto, est composé de 365 morceaux de quelques secondes, réalisés à partir de field recordings capturés dans la ville en 2000
- 5. Sa discographie compte 180 titres, cf. https://www.discogs.com/artist/9842-Aube