La fiction web lancée sur Tumblr en 2013 par Alban Orsini offre un exemple de tentative artistique fondée sur une sérialité contemporaine, régulière et durable, proche du principe de «l'épuisement du quotidien» de Georges Perec. Elle montre combien les supports numériques de l'écriture, tant comme média de diffusion de l'art que pour l'énonciation qu'ils mettent en place, surdéterminent l'importance de l'actualité – et de l'actualisation, comme principes de création et de réception, dans la production artistique récente. Elle incarne également une invention littéraire qui se propose comme une expérience plus que comme une œuvre et se trouve par conséquent difficile à désigner et à pérenniser.
Avec Maman est dans un premier temps une expérience littéraire proposée aux internautes pendant une année sur le Tumblr du même nom: http://avecmaman.tumblr.com/. Elle met en scène un échange fictif de messages textes (SMS) entre une mère et son fils. De l'initiation du personnage de la mère au médium et au langage «SMS» jusqu'à la mort de celle-ci, les deux voix dialoguent, dans un échange toujours laconique, sur leur présent intime, collectif voire politique. Ils réactualisent des souvenirs familiaux, s'interrogent sur le détail d'une recette en préparation, se donnent de bonnes ou de mauvaises nouvelles, réagissent à chaud à l'actualité.
Comme on peut le voir sur ce premier aperçu, l'en-tête de chaque page web clarifie ses propres règles d'écriture: «un échange sms par jour». La fiction s'écrit donc petit à petit. La contrainte formelle est le SMS. Celle-ci se double du format de la publication, la capture d'écran d'une conversation iPhone, qui limite la longueur des échanges. L'unité de publication est alors l'image standardisée d'un écran de téléphone. Enfin, la fréquence de publication est le jour. Trois principes pour résumer: le langage SMS, une structure codifiée par le format de la capture d'écran, le quotidien comme temporalité choisie d'écriture, de diffusion et de lecture.
Avec Maman offre alors une expérience de lecture déconcertante. La page d'accueil du Tumblr me propose la dernière capture d'écran écrite par l'auteur; dois-je vraiment lire cette fiction à l'envers? Les images sont-elles de réelles captures d'écran de conversations iPhone? Qu'en est-il de la promesse de fiction formulée par l'écrivain, si les sms ont réellement été échangé? La capture d'écran peut-elle être créée de toute pièce elle aussi? Un échange est publié chaque jour, mais les personnages s'écrivent-ils tous les jours également ? La date qui apparaît sur la capture d'écran renvoie-t-elle à la date de la publication ou à la date de l'envoi? Toutes ces questions nous renvoient, en tant que lecteurs, à la difficulté de distinguer ce qui fait partie du figuré, de la fiction, et ce qui fait partie du support de cette fiction. Le trouble est provoqué par la multiplication des médiations numériques dans cette œuvre, par leur imbrication, par leur efficacité dans la production de l'illusion du réel. Elles nous renvoient aussi probablement à la difficulté de recevoir le texto, forme communicative efficace, porteuse du quotidien, parfois du trivial et de l'insignifiant, schématiquement opposée à tout langage littéraire, comme forme possible de la fiction. Avec Maman prend le parti d'exploiter la dimension la plus banale de nos échanges et d'en épuiser le langage. Textos vides, ou simples salutations : beaucoup d'échanges sms lus ici comme fictifs pourraient trouver un équivalent réel dans nos téléphones. Et pour cause, Alban Orsini reconnaît avoir puisé dans une conversation réelle l'impulsion du tumblr: le premier échange, qui illustre la difficulté de la mère à prendre en main le langage texto, a réellement eu lieu.
Plusieurs échanges abordent alors la possibilité pour les deux personnages que leur conversation soit compilée en livre. Leur dimension métafictionnelle nous rappelle l'authenticité du premier texto et réactive, sur le mode ludique, le brouillage des frontières de la fiction.
Un autre détail surprenant d'Avec Maman est le choix scénaristique de faire mourir le personnage de la mère le 5 février 2014, au bout d'un an d'écriture Tumblr. Cet événement impose sa clôture à un dispositif littéraire ouvert, dont la temporalité est subordonnée à la temporalité du réel, et dans lequel la fiction pourrait être prolongée indéfiniment, du moins aussi longtemps que la temporalité humaine le permet. Ainsi, bien que sa médiatisation lui ait souvent attribué le terme de «roman-sms», l'indexation du temps diégétique sur le temps de l'écriture est incompatible avec la durée autonome, interne et fermée qui constitue la temporalité romanesque. En ce sens, même si elle a ouvert les portes de la librairie, et donc celles d'une reconnaissance financière et institutionnelle, sa publication dans le courant de l'année 2014 sous la forme d'un livre – qui répond à la même idée selon laquelle Avec Maman pourrait être assimilable à un roman – est problématique, en ce qu'elle invisibilise cette temporalité singulière et fige l'expérience littéraire. Est-ce pour cette raison qu'on peut toujours, en définitive, lire de temps en temps, toujours sur le même Tumblr, un échange SMS entre un homme et sa mère décédée? Qu'Alban Orsini a, quelques temps après la publication du livre, déclos sa fiction, pour permettre à l'internaute non seulement de lire Avec Maman, mais d'actualiser à nouveau sa lecture? Une fois de plus, la confusion qui en résulte semble faire pleinement partie de l'expérience littéraire qu'il a choisi de réanimer.
Images: Alban Orsini, http://avecmaman.tumblr.com/