Nous évoquions dans notre précédent article le lent déclin de la vocation encyclopédique et compilatrice du récit de voyage, de la chorographie jusqu’au blog, et nous imputions ce déclin au sentiment d’un monde complexe, certes arpenté et entièrement connu, mais rétif à toute formalisation. Nous expliquions ainsi l’essor d’une écriture résolument subjective, à la première personne, dont le blogueur se faisait l’ultime avatar.
Néanmoins, à l’ère de la fragmentation des savoirs, il semble que la blogosphère offre la possibilité d’une parole donatrice de sens, même si cette dernière ne tend plus vers la synthèse ou le système. De fait, si le blogueur ne se considère certes pas comme un érudit compilateur ni un esprit encyclopédiste, il se perçoit néanmoins comme un maillon à la fois modeste et nécessaire d’un vaste réseau de discours dans lequel il situe son propre discours sur le monde, en le connectant aux discours existants par le biais de liens hypertextes. Rares sont les blogs qui ne dédient pas au moins une page à un «blogroll», ou liste des blogs favoris de l’auteur, qui s’inscrivent dans le même domaine et interviennent sur un sujet identique ou connexe: le blogueur ne prend jamais la parole dans l’absolu, mais toujours en situation, conscient de la somme des discours qui préexistent au sien. Si, de manière tout à fait arbitraire, l’on prend pour échantillon d’une blogosphère voyage foisonnante les blogs de voyage francophones consacrés partiellement ou totalement à l’Islande, en se tenant aux résultats de la première page de requête Google, l’on constate leur extrême connectivité.
Il est alors loisible de considérer cet ensemble de blogs de voyage comme l’infime pan d’un corpus unifié des connaissances disponibles sur le monde, et ce par le biais d’un partage des compétences. Ce projet utopique, formulé dès l’Antiquité avec Hérodote et Pline l’Ancien, d’un livre recensant de manière exhaustive tout le savoir disponible sur le monde serait-il réalisé par la jeune et fluctuante blogosphère? A un «Je» modeste, se refusant à la moindre posture d’autorité, de censeur ou de pédagogue, vient suppléer la multiplicité des «Je», la somme mouvante et souvent contradictoire des expériences individuelles et intimes, dont chacune offre un surcroît de discours, et donc de savoir, sur le monde. Le blog lui-même n’est pas un espace fermé, un tout kaléidoscopique renfermant la somme de ces discours par le biais de mentions, de citations insérées et de notes de bas de page -tel était le modèle de l’encyclopédie, de la compilation- mais c’est un espace ouvert, parcouru par les lignes de fuite qu’y projettent les liens hypertextes.
Dans son article «De la note de bas de page au lien hypertexte: philosophie de l’identique et stylistique de l’écart», Olivier Ertzscheid théorise cette mutation occasionnée par le passage de la culture du livre à la culture de l’écran, rapportant les notes de bas de page au principe d’indexation et les liens hypertexte au principe d’association (Ertzscheid, 2003). Les liens hypertextes sont la condition d’existence d’un «nouvel espace du texte» (Ertzscheid, 2003), où est radicalisée l’intertextualité telle que la définit Gérard Genette, une «relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes» (Genette, 1982: 8).
L’on peut également opposer notes de bas de page et liens hypertextes en y décelant deux dynamiques opposées. Du côté de la note de bas de page, une dynamique centripète : un énonciateur donné détient la parole, et pour étayer cette dernière, convoque et exploite diverses sources. La somme des discours préexistants est placée au service de la parole du compilateur, certes redéployée dans l’orbe du livre, par le biais de références -quand celles-ci sont soulignées (on laissera de côté la question de la reformulation et du plagiat), mais toujours unifiée par l’énonciation d’un auteur. Du côté du lien hypertexte, une dynamique centrifuge: si les liens hypertextes ont, comme les notes de bas de page, la fonction «d’annoter tout type de contenu sur un mode associatif, afin de renvoyer vers des contenus similaires et/ou de […] conserver en mémoire […] la trace du cheminement de la pensée» (Ertzscheid, 2003), ils en diffèrent en ce qu’ils offrent au lecteur la possibilité de passer d’un contenu à un autre -dans notre cas, d’un blog à un autre. Le blogueur usant d’un lien hypertexte étaye et complète son discours, mais il prend également le parti de partager son lecteur avec d’autres blogueurs – il assume l’inévitable incomplétude de son discours, le renoncement à une exhaustivité désormais perçue comme utopique. Mais, paradoxalement, le rêve de la somme encyclopédique est réactivé à travers ce vaste système de passage de relais, qui initie un discours sans fin, assumé par une multiplicité de «Je» mis en réseau, et entraînant le lecteur de blogs dans une navigation infinie. Pour reprendre la distinction conceptuelle élaborée par Olivier Ertzscheid, les limites du Livre sont brisées, au profit du Texte, tissage d’une parole collective, qui pour être toujours relative et subjective, démultiplie les autorités.
L’on constatera enfin l’analogie constante entre univers des blogs et monde -ne parle-t-on pas de «blogosphère», rétablissant le rêve d’un cosmos à l’échelle du web? - et entre expérience internautique et voyage. Le web, déjà spatialisé par un réseau métaphorique si figé que l’on ne le perçoit plus comme tel1, l’est au carré lorsqu’il est en outre question de blogs de voyage. Passant de blog en blog, le lecteur actualise une carte des discours sur le monde, et à travers ces discours, une carte sélective, élective, du monde, réorganisée par les préférences que les blogueurs accordent ou non à tel ou tel lieu, par les lacunes et les points saillants du discours collectif. Le lecteur de blogs de voyage fait l’expérience du Texte du monde, à défaut du grand Livre du monde fantasmé par l’âge classique… L’on pourrait lire dans cette coïncidence entre le discours et le monde, entre le signe et la chose, la réussite paradoxale du rêve encyclopédique à l’ère contemporaine : la blogosphère renoue avec l’ambition médiévale du miroir du monde (Beyer de Ryke, 2003), mais c’est d’un monde moderne qu’elle est le miroir: un monde non fini - à la fois inachevé et infini - échappant à toute tentative d’appréhension systématique et exhaustive.
- 1. L’on «navigue» «sur» un «site» en s’aidant occasionnellement de son «plan»; et l’on «se perd» «sur» Youtube à des heures indues…